LES ENFANTS PSYCHOTIQUES ET LEURS OBJETS

LES ENFANTS PSYCHOTIQUES ET LEURS OBJETS

Les Journées de l'ADIR

Par Véronique Mariage, psychanalyste, membre de l’ECF, ex-directrice thérapeutique du Courtil (Belgique).

Ce texte est issu de la conférence présenté lors de la 7e Journée de l’ADIR, le 10 novembre 2018.

Les enfants psychotiques, un par un, construisent leur lien au monde dans la singularité. À défaut de pouvoir appréhender le monde avec l’outil symbolique décerné par le langage et organisé par l’Oedipe, ces sujets sont alors très inventifs pour fabriquer ce lien via les objets. Ceux-ci permettent non seulement de constituer un rapport à l’Autre mais aussi d’avoir un corps.

Comme le dit Eric Laurent dans son livre La bataille de l’autisme, « Dans les cas de psychoses infantiles graves, beaucoup de ces sujets, complètement éclatés, errent dans un état de déréliction avec un corps qui semble morcelé. Il s’agit de savoir quelle est la nature de cet éclatement et en quoi il consiste. Pour des sujets qui sont sans limite et sans bord, comment instituer une limite, non pas à partir d’un quelconque apprentissage, mais en constituant une chaîne singulière amalgamant signifiants, objets, actions et façons de faire afin de construire un bord pulsionnel, se présentant dans l’interaction avec le sujet.[1] »

Tout un programme, une clinique du respect, de l’attention délicate, se présente à nous dans la singularité de chacun : de l’enfant, mais aussi de l’intervenant.

Pour développer cet argument je me centrerai sur mon expérience avec les enfants pris en charge en institution au Courtil. C’est toujours bien compliqué de gérer les objets des enfants psychotiques en institution. Ils sont bien souvent cassés, détruits, perdus ou encore trop là et dès lors convoités, revendiqués, pris, arrachés. Mais il y a les objets qui se prélèvent pour le sujet et qui constituent le lien à l’autre.

Il y a ceux qui sont toujours là, inséparables pour certains enfants. Et lorsque l’objet investi se perd, c’est bien plus qu’un drame ou une tragédie, tout s’effondre. Parfois, il arrive même que l’enfant, confronté au réel de la perte, tente de l’extraire réellement alors en le prélevant sur son corps, se mutilant ou mutilant l’autre. Il y a aussi tous les objets qui n’arrêtent pas de se perdre. Vous connaissez certainement par exemple la difficulté de gérer les objets des enfants et tout particulièrement ceux qui circulent entre l’institution et les parents : manteaux, bonnets, sacs… Ceux qui habillent le corps mais aussi ceux qui, pour les parents, sont des représentants de la civilisation. Il y a aussi les objets qui se prélèvent pour le sujet, qui se construisent, qui servent à créer un lien à l’autre mais aussi qui gèrent la séparation d’avec l’Autre.

L’enfant c’est le sujet à éduquer, le sujet à conduire, à mener. Il est donc le sujet qui est tout spécialement livré au discours du maître. Il est toujours dépendant de L’autre et cet Autre peut être un autre féroce dont l’enfant peut être ou se faire l’objet. L’enfant est d’abord dépendant de l’Autre pour sa survie et la satisfaction de ses besoins. Cet autre est donc premier pour l’enfant. C’est un Autre puissant et puisqu’il est parlant en temps qu’humain d’emblée la relation à l’autre est parasitée par le langage.

L’enfant donc, tout spécialement inclus dans l’Autre dont il dépend, devra trouver à comment faire pour se construire en tant que sujet. Comment pourra-t-il se dégager de cet Autre, se construire une identité propre, une image, une appropriation de soi par le langage, un moi, un corps qui lui permettra de s’ajuster et consentir à avoir un rapport au monde quelque peu apaisé en s extrayant de sa place d’objet. Ceci ne peut s’opérer qu’à condition de consentir à une perte et de savoir y faire avec cette perte.

Dans un premier temps de son enseignement, dans son Séminaire La relation d’objet, Lacan relisant Freud et ceux qui l’ont suivi, développe de toutes les façons le rapport à l’objet. Ce qui caractérise le petit d’homme c’est son rapport au langage et à la parole. Il en va de sa survie, cela implique un objet. L’objet, c’est ce qui permet un lien au monde. C’est à partir d’un objet qui vient en tiers que l’enfant peut se construire et se différencier du monde, que le monde soit perçu et appréhendé comme extérieur mais aussi qui constitue un lien du sujet à l’autre et au-delà de lui à l’Autre.

Pour sa survie, l’enfant crie afin de demander le sein que l’autre détient. De ce sein il n’est pas séparé, il fait corps avec lui et le complète. Pour en reconstruire la permanence, il doit en passer par le langage. Pour sa satisfaction il doit en passer par l’interprétation de la mère et la parole qui l’accompagne. Cela se fait via une perte qui en passe par les mots.

Le rapport à l’objet est toujours une reconquête nous enseigne Lacan dans son Séminaire La relation d’objet[2]. C’est uniquement à reprendre une place qu’il a d’abord déshabitée, que l’homme peut arriver à ce que l’on appelle improprement sa propre totalité. Pour dire « Je », le sujet doit d’abord en passer par l’Autre en acceptant d’y perdre quelque chose.

L’objet est donc toujours irrémédiablement perdu. C’est dans le trou de cette perte que viennent se loger tous les objets : qu’ils soient imaginaire, symbolique ou réel. Ils instituent le rapport au monde et en même temps n’y suffisent jamais. Ils sont du corps du sujet et de l’Autre, c’est-à-dire repris via le langage.

Sans l’objet il n’y a pas l’Autre, nous enseignent les Lefort à partir du cas Robert, dans La naissance de l’Autre[3]. Quand il n’y a pas l’Autre alors le sujet ne se distingue pas de l’Autre il ne fait qu’un en continue sans bord sans corps.

Les objets sont les chutes du corps morcelé. C’est l’objet oral, le sein comme ce qui a chu du corps ; il constitue la demande à l’Autre pour l’enfant. Ce sont aussi les fèces, objets de la demande de l’Autre. Mais aussi la voix et le regard qui sont ceux qui manifestent le désir. Ils ont toujours référence à un trou du corps. Et le corps tente à se rassembler autour de ses objets qui manifestent le trou. Un trou a un bord et l’objet tente de le combler en le ratant Avec l’enseignement de Lacan donc, on peut construire différentes réponses des rapports du sujet dans le rapport à ses objets. Lacan élabore pas à pas une logique rigoureuse des rapports du sujet à l’objet, mais chacun a sa façon d’y faire avec cette perte. Elle se décline toujours singulièrement

Que se passe-t-il pour l’enfant autiste ou psychotique ?

Eric Laurent, avec la lecture du dernier Lacan, dans son livre La bataille de l’autismenous dit très bien cette chose terrible que nous révèle l’enfant autiste sur le réel. « Ces enfants ont en effets accès à cette dimension terrible ou rien ne manque, car rien ne peut manquer. » Il n’y a pas de trou, et rien ne peut donc s’extraire pour être mis dans ce trou qu’il n’y a pas. Comment des lors peuvent il extraire la tension de jouissance qui envahit le corps ? Cette tension ne peut s’extraire alors que par l’automutilation en trouant le corps[4].

Mais relisons aussi ce que nous dit Eric Laurent dans La bataille de l’autisme, reprise d’une discussion parue dans la revue La Cause freudienne, pour tenter de lire la clinique du travail de ces enfants dès leur arrivée au Courtil.

Je cite : « Dans les cas de psychoses infantiles graves, beaucoup de ces sujets, complètement éclatés, errent dans un état de déréliction avec un corps qui semble morcelé. Il s’agit de savoir quelle est la nature de cet éclatement et en quoi il consiste. Pour des sujets qui sont sans limite et sans bord, comment instituer une limite, non pas à partir d’un quelconque apprentissage, mais en constituant une chaîne singulière amalgamant signifiants, objets, actions et façons de faire afin de construire un bord pulsionnel, se présentant dans l’interaction avec le sujet.[5] »

Dans La Cause freudienne il ajoute : « Cette clinique permet notamment une clinique fine des différences entre phénomènes de bord et événement de corps, lisible à partir d’une « clinique du circuit ».

Le circuit métonymique peut servir à la construction de bords pulsionnels, à condition qu’il ne s’agisse pas seulement de faire des dessins ou de disposer des jouets sur le sol ou sur une table. Il y a lieu d être présent, d’accompagner l’enfant avec ses objets qu’il investit en produisant un circuit de l’un à l’autre afin qu’il s’en extrait plutôt que de s’y fixer, ce qui créerait une nouvelle bulle avec lui. Il ne s’agit pas seulement de construire ce bord, mais il faut pouvoir ensuite le déplacer, pour éviter qu’il fonctionne comme un néo-bord absolu. Il serait alors un enfermement autour d’un objet. Par le déplacement, le sujet peut ainsi produire une extraction de jouissance qui affecte son corps en la localisant dans un circuit et lui donner un tant soit peu un corps.[6] »

Ludo

Ludo, lors de son arrivée au Courtil, se présente comme décalé, unique, comme un petit enfant qui arriverait pour la première fois à l’école collé à sa mère. Sa démarche est particulière, déhanchée, comme si le corps n’était pas rassemblé.

Lors du premier entretien d’admission, Ludo est accompagné de ses parents. Il ne les a jamais quittés ni n’a été délogé de la famille. Il devrait entrer au collège, ce qui s’avère impossible.

Suite à une difficulté lors de l’accouchement, Ludo est plâtré pendant sa première année. Pour prendre soin de lui, sa maman arrête de travailler. Jusqu’à son arrivée au Courtil, il est essentiellement pris en charge par des rééducations de kinésithérapeutes qui ont tenté de faire tenir son corps.

Sa maman dira pourtant qu’il y a autre chose qui ne va pas chez Ludo, elle s’en est aperçue depuis qu’il a trois ans, mais quoi ? Elle l’a souvent dit, mais on ne l’a jamais entendue.

Ludo a été suivi par un institut accueillant des enfants qui ont des troubles moteurs. Dans le dossier il est noté combien il a refusé ou bien mal toléré les rééducations : on souligne sa mauvaise volonté… Par période il a refusé de marcher et s’est fait transporter en fauteuil roulant. Par ailleurs il a été scolarisé jusqu’en CM2 ; il sait lire mais refuse d’écrire. Il lit tout ce qui lui tombe sous les yeux, mais pas lorsqu’on lui demande de lire, ce qui pose problème aux enseignants qui le suivent.

À son arrivée au Courtil, ses parents disent leurs souhaits : « Il faudra qu’il apprenne à se débrouiller seul et accepter d’autres règles, à se plier à celles de tous. » Ludo écoute attentivement et angoissé, tellement angoissé qu’il ne peut répondre à aucune de nos interventions.

Afin d’alléger cette première rencontre, je propose à Ludo qu’il accompagne l’intervenant afin de faire une petite visite. Ludo refuse d’accompagner l’intervenant afin d’aller visiter les lieux et faire connaissance. Mais, accroché au corps de sa mère, il accepte de faire le tour de l’institution. C’est donc tous ensemble que nous ferons une petite visite sur le bord du Courtil montrant les lieux mais sans y entrer. Je propose alors un autre rendez-vous quelques mois plus tard.

Lors du second entretien, je décide de ne pas les recevoir dans mon bureau. Ludo est venu avec sa mère, sans son père, et nous nous mettons à circuler.

Nous allons au centre de jour qui fait bord avec le groupe d’internat où Ludo pourrait trouver une place. Je retiens sa maman au Centre de Jour dans la cuisine en désordre, et propose à Anne d’emmener réellement Ludo en le soutenant par le bras pour traverser la cour et rejoindre le groupe d’internat. Je retiens Madame afin de bavarder avec elle. Nous ne parlons pas de Ludo mais de démarches administratives…

Un quart d’heure plus tard Ludo revient, il est content ne fait pas attention à sa mère. Il concentre tout à coup son attention sur un objet : une construction en carton réalisée par un autre enfant. Saisissant l’occasion, Je dis à Ludo : « Eh bien voilà tu pourras venir au Courtil pour en construire toi. » « Yes ! » me dit-il. Il veut alors ne plus repartir. Madame est très touchée se met à pleurer … « Je ne voulais pas le dire mais à la maison aussi il envahit ma cuisine avec ses cartons et quel bazar ! » Sur le pas de la porte elle me demande si il pourra amener un petit sac avec ses fils, qui lui servent à construire des circuits électriques. J’acquiesce.

Mis à part les membres de sa familles et amis, personne, dans les lieux ou il a été pris en charge, n’avait porté attention à l’importance des intérêts de Ludo pour ses objets hétéroclites. Il démonte des machines et les remonte à sa façon.

Ludo arrivera sans difficulté pour passer une semaine de pré-admission avec son petit sac en plus et ses objets, mais lorsque sa maman vient le rechercher à la fin de la semaine, il a perdu son manteau. Ludo se fait absent face à l’exigence de sa mère de le retrouver. Pas de trace de celui-ci, ils repartiront sans le manteau, mais Ludo dira sa joie et sa demande de revenir au Courtil.

Se détachant de sa mère Ludo aura à construire un bord qui sépare. D’emblée, Ludo est au travail au Courtil, il trouve des partenaires auprès des intervenants qui l’accompagnent dans ses bricolages et constructions qui ont directement un effet sur le corps et lui permettent de tenir debout. C’est surprenant, il perd les objets investis par la mère : ses vêtement, affaires scolaires… mais tient mieux débout jusqu’à venir raconter ses exploits à l’école. « Ma mère elle va faire des yeux comme ca !  (Il mime de grand yeux étonnés) quand je vais lui dire que j’ai couru trois tours de cross à toute vitesse… » Il l’a raconté mais il est déçu : « Elle n’a pas fait de grand yeux de surprise. »

Après bien des discussions, la maman de Ludo va jusqu’à rire de la perte de ses manteaux. Il est revenu avec un manteau qui n’était pas à lui mais dans lequel était inscrit son nom. Un manteau qui n’est pas à la mère et dans lequel est écrit son nom. Pour moi, cela fait sens ; j’y vois la dimension métonymique salutaire. Avec la maman nous rions du comique de la situation. Plus tard je retrouve Ludo à l’atelier « traces », avec un manteau troué qui ne lui appartient pas…

À l’atelier il dessine de grands pylônes à haute-tension. Depuis son arrive au Courtil, il en a fait son objet d’intérêt. Quelques semaines auparavant, sur le trajet de la maison au Courtil, il a vu des pylônes à haute-tension cassés par le poids de la neige et en reconstruction. Il suit la reconstruction qui se termine bientôt ancré solidement et les dessine. Il ajoute toujours aux extrémités les files qui sont cassés. Il me demande d’en dessiner un plus solide et à la place des files, il ajoute des grandes attaches auxquelles pourraient s’accrocher les files solidement.

Lors de la sortie, impossible de retrouver son manteau. Il est sur la chaise sous nos yeux et on ne l’avait pas vu ; je manifeste ma surprise. Ludo cherche alors à l’accrocher dans l’entrée Il veut arracher un dessin accroché au mur dans le sas d’entrée. Je l’arrête. Il voit alors un clou où plus rien n est accroché. Il tente d’y pendre son manteau. Je pense qu’il serait bien de construire un porte manteau en forme de pylône à haute-tension ou il pourrait pendre son manteau. Je n’aurai pas l’occasion de le réaliser avec lui.

Ainsi se construit il une image, un corps qui tient debout en appui sur les pylônes avec des attaches cassées mais qui se réparent

Ludo, séparé de sa mère, se construit un monde un corps via des circuits qu’il emprunte aux circuits électriques via les objets qui les connecte et condense l’énergie. Mais il reste au prise avec ce qui ne peut entrer dans le circuit et d’où surgit le regard et la voix. Les prises de courant lui parlent. Ainsi se plaint-il qu’elles sont des visages qui le regardent et n’arrêtent pas de grésiller. Le plus apaisant pour lui est de s’appareiller d’un téléphone portable non branché à un réseau téléphonique mais qu’il peut allumer et éteindre. C’est toujours un drame si un autre enfant le lui dérobe.

Dans les ateliers, il construit des circuits en trois dimensions ou les dessinent en deux dimensions. Ils sont très précis. Il demande qu’on l’aide à réaliser le bâtiment du Courtil. Sa construction part toujours de deux éléments. Du lampadaire qui est sur le coin près de la porte d’entrée au pied du lampadaire qui se trouve une plaque d’égout fermant un trou. À partir de ces deux éléments s’organisent les murs du bâtiment et ses circuits électriques.

Depuis la mise en place de ce travail, Ludo est plus à l’aise dans son corps. Il ne présente plus les difficultés motrices qui le déglinguaient.

Ainsi, par son travail et l’investissement de ses objets, Ludo se construit un corps et organise le monde dans cet espace de séparation d’avec son Autre primordial : la mère. Les objets dont se sert Ludo pour se construire un corps qui le tient debout sont particuliers. On peut les situer comme mixte de réel et d’imaginaire.

Le lampadaire debout au bord d’un trou est bien réel. Les circuits électriques sont dessinés, c’est une écriture, une écriture qui donne un bord et qui localise une énergie. Cette écriture est soutenue par une nomination par des signifiants qui nomment. C’est ce qui permet à Ludo de ne pas être confondu avec le monde. Ça délimite un espace : les murs du Courtil sont les bords de son corps. Un circuit pulsionnel s’élabore dans la métonymie. Mais cela ne suffit pas.

Comme le soulignait Eric Laurent à Bruxelles, la mise en forme produite par la tentative de construction de Ludo n’organise pas tout. Quelque chose n’est pas organisé qui échappe au sujet, le circuit ne suffit pas à nommer le vivant en trop ou l’extraire. Il en reste un bruit : le bruissement de lalangue. C’est le prix à payer quand le sujet autiste s’approprie le langage et se met à parler, dit E. Laurent[7].  C’est le bruit de lalangue qu’il entend dans les prises. Ce n’est pas une hallucination. Le sujet n’en est pas détaché et il le localise dans les prises, mais c’est en continuité avec son corps appareillé qu’il localise dans l’objet dont il ne peut se séparer : celui qui ne peut se représenter dans son statut de réel.

Lyly

Céline Aulit a développé très largement le cas de Lyly. Voici quelques moments importants étayant notre sujet de rencontre

Lyly, est une petite fille de 10 ans, accueillie au depuis trois ans. Le monde de Lyly est constitué d’objets, beaucoup d’objets. Le monde de Lyly, c’est aussi une parole, des signifiants qui la percutent de plein fouet, sans la boussole du symbolique.

Suite à une maltraitance importante et défaut de soin dans sa petite enfance. Après un laisser tomber radical et réel, à 4 ans l ‘état de Lyly est très inquiétant : Elle est hallucinée, elle hurle sans cesse, se tape la tête contre les murs, refuse de s’alimenter et n’a toujours pas acquis la marche. Le CMP lui prescrit une forte dose de neuroleptiques.

Quand Lyly arrive au Courtil, elle est âgée de 7 ans. Entre sa période de pré-admission et son entrée effective, elle a dû attendre quelques semaines à la maison qu’une place se libère. Pendant ces semaines, elle regarde en boucle le documentaire de Mariano Otero tourné au Courtil, A ciel ouvert, repérant sa chambre, nommant les intervenants, les autres enfants et les activités du Centre de jour, se forgeant une place au sein de son groupe d’internat via l’image qui prendra grande importance par la suite pour elle.

À son arrivée, tout la concerne : les regards des autres enfants, les odeurs qui lui traversent le corps avec une acuité rare, les bruits et les propos des autres enfants mais également les conversations entre adultes ou entre enfants dont elle est exclue. Il est extrêmement fréquent que, face à l’énigme de ces moments, et sans la boussole du symbolique, Lyly réponde par une profération d’insultes et de cris poussés en se jetant par terre. Très vite, ce n’est plus son corps tout entier qu’elle jette contre les murs mais ses lunettes, objet détachable, sur le bord du corps.

Une façon de la rebrancher est alors de lui prendre la main sans prononcer un mot. Le corps de l’autre lui est donc nécessaire pour rassembler son corps éclaté.

Ce « sans prononcer un mot » ou moduler la voix sans éclats est très important pour Lyly. Très souvent elle peut dire : « Arrête de parler vous parlez trop fort, ça cogne dans ma tête. »

Très vite, Lyly s’est emparée de l’espace de création et d’invention qui lui est offert pour construire une série d’objets et demande à celui qui l’accompagne d être son ouvrier.

Elle construit d’abord des quantités de maisons en carton suffisamment grandes pour qu’elles puissent la contenir. L’important est de les construire mais une fois construites, habitée quelque peu, elle les délaisse.

Les maisons en carton se sont progressivement transformées en fauteuil roulant. A l’aide de carton, elle habille une chaise pour qu’elle devienne un fauteuil roulant qui maintient son corps. Elle peut aussi régulièrement nous demander de se mettre à table calée dans un siège auto.

D’autre objets viennent appareiller son corps, dont elle se sert encore aujourd’hui : les appareils auditifs. Lyly demande souvent de fabriquer des appareils auditifs en carton qu’elle se scotche sur le bord de l’oreille. Ce qu’elle fait également avec un micro sans fil qu’elle colle près de la bouche. Ces deux objets semblent localiser sa propre voix mais aussi les voix qui l’assaillent.

Puis, pendant une longue période, elle demande d’imprimer des masques en tout genre qu’elle prélève sur internet souvent des personnages de dessins animés desquels elle demande de découper la forme des yeux et de la bouche. Elle introduit un jeu subtil. Si on la nomme par la figure du masque, ce qu’elle attend, elle enlève son masque, un peu paniquée, pour dire : « Mais enfin tu ne m’as pas reconnue? C’est moi Lyly ! » Ainsi, Lyly semble disparaître derrière ce masque. Mais elle en fait un battement « présence-absence » qu’une nomination « C’est moi Lyly » vient toujours clôturer et lui permettre de se constituer a minima comme sujet. Des remarques comme : « oh tu m’as bien eue ! » permettent alors d’introduire du semblant.

Un jour, Lyly nous a présenté sa marionnette Jean-Marc qui l’accompagne dans sa famille d’accueil. Jean-Marc est la marionnette particulièrement insolente de Jeff Panacloc, ventriloque. Jean-Marc est insolent, insultant et Jeff Panacloc tantôt se fait rabrouer, tantôt trouve des répliques pour lui répondre. Elle use de Jean-Marc comme d’un objet hors-corps concentrant toutes les insultes ou injonctions qui s’imposent à elle et à qui elle répond en se fâchant parfois, ou en innovant dans les répliques. Le traitement qu’elle opère à l’aide de cette marionnette tente de se séparer du Réel auquel elle a affaire en le localisant dans un objet hors-corps.

Je ne suis plus au Courtil mais j’ai rencontré Lyly (qui a maintenant 10 ans) lors de la conversation clinique. Elle y est venue accompagnée de Jean-Marc (peluche d’un singe). Lors de courts moments dans l’entretien, elle décroche de la conversation et parle à Jean-Marc, répondant à ses insultes puis elle se racroche à l’entretien en parlant de lui mais aussi qu’elle est devenue youtubeuse.

Dans la discussion, Céline Aulit nous fait part de comment le monde de Lyly et sa construction s’enrichit. Swan et Néo sont arrivés sur la scène, des petits garçons de 5 et 11 ans, célèbres youtubeurs qui ont comme particularité qu’ils ne se filment pas eux-mêmes. C’est leur mère qui a eu l’idée de les filmer en train de faire des choses du quotidien. À la maison, dans sa famille d’accueil, Lyly regarde ces vidéos en boucle pendant des heures, happée par le mode de vie de ces deux petits garçons. Swan et Néo semblent être des petits doubles sur lesquels elle s’appuie pour trouver un mode d emploie pour circuler dans le monde.

Aujourd’hui, dans son groupe, elle demande d’imprimer des photos de Swan et Néo qu’elle accroche un peu partout. Il est important pour elle de les fixer dans une image. À l’atelier « image », elle souhaite trouver une image où Swan et Néo « sont en entier » avec un corps, des jambes et des bras, et non pas uniquement leur tête. N’en trouvant pas, Lyly et l’intervenant qui l’accompagne dessinent leurs corps. Mary l’affiche dans sa chambre.

Swan et Néo deviennent aussi des signifiants écrits à l’aide de lettres qu’elle peut commencer à déchiffrer et à taper sur l’ordinateur. Elle en fait aussi des tags qu’elle accroche dans son groupe.

Dans la conversation clinique, elle parle aisément de ce qui la traverse en tentant de les sérier et les classifier en ce qu’elle nomme comme étant ses invisibles. Il y a les gentils invisibles et les méchants. Il y a ceux qui l’insultent, ceux qui lui disent des choses sexuelles, ceux qui crient dans la tête. Il y a ceux qui peuvent prendre le taxi avec elle pour rentrer en famille et puis ceux qu’elle enferme au Courtil. Elle tente ainsi par la nomination d’extraire ce qui l’envahit dans une ébauche de traduction.

Au fur et à mesure de ces constructions, qui constituent la majeure partie de son travail à toute heure de la journée, les crises de Lyly se sont estompées. Elle n’a plus besoin d’être dans un collage massif à l’intervenant. Elle peut s’occuper seule pendant un temps sans s’exclure du lien pour autant. Les moments de coupure du lien restent compliqués.

Un traitement de ce qui l’envahit, via les objets, lui permet d’introduire un battement symbolique minimal dont elle s’est saisie pour mettre un certain ordre dans son monde, lui donner un corps mais surtout tente de localiser la voix qui la jouit en la bordant.

Tout ce travail avec Lyly, nous dit Céline Aulit qui l’accompagne encore au Courtil aujourd’hui, a été possible que parce qu’une équipe toute entière s’est sentie « concernée » par la folie de cette petite fille. Concernée au sens où Lacan l’utilise pour désigner l’angoisse, à savoir « intéressé au plus intime du sujet ». Ce qui permet chaque jour de se mettre dans cette position « d’objet multifonctionnel » pour Lyly et la suivre dans les méandres de ces constructions en consentant à être un objet de son monde, chacun avec son style qui lui devient de moins en moins énigmatique.

[1] Laurent E., La bataille de l’autisme, Navarin-le champ freudien, p. 70.

[2] Lacan J., Le séminaire, livre IV, La relation d’objet, Seuil.

[3] Lefort R. et R., La naissance de l’Autre, Seuil.

[4] Laurent E., La bataille de l’autisme, op. cit., p. 67.

[5] Ibid., p. 70.

[6] Laurent E., La Cause Freudienne, n° 78, p. 6.

[7] Laurent E., La bataille de l’autisme, op. cit., p. 91-94.