DESSINE-MOI UN DINOSAURE ! – Par Jérôme Belijar

DESSINE-MOI UN DINOSAURE !

Par Jérôme Belijar, éducateur spécialisé (ADIR, Centre d’hébergement Beaulieu).

Texte présenté lors de la 7e Journée de l’ADIR. Les prénoms des enfants ont été modifiés pour préserver leur anonymat.

Dans son livre, « Si on me touche, je n’existe plus »[1], Donna Williams écrit : « Je ne communiquais qu’à travers les objets ! » Qu’avons-nous à entendre ? Nous, en tant qu’intervenants auprès des enfants autistes et psychotiques, de cette place d’objet dans notre clinique en institution ! Dans notre pratique, la clinique nous a appris, comme le souligne Antonio Di Ciaccia, « d’élever à la dignité de signifiants, les manipulations que l’enfant autiste fait avec son corps et ses objets […] »[2]. J’ai associé ces réflexions au cas de Marc et à ses élaborations à travers ses objets. Ma rencontre avec lui a été marquante et enseignante.

Au quotidien, Marc n’avait rien à quoi s’arrimer, rien qui l’appareillait. Il se faisait animal ! Nous avons fait le pari, qu’en s’appuyant sur ses tentatives de créations, qu’il pourrait passer du cri animal à la parole, d’introduire des mots là où se trouve le grognement. Marc qui ne pouvait entrer dans le champ de la demande, qui n’y trouvait pas un havre symbolique, pu compter sur ses objets qui lui furent d’un grand secours pour pacifier sa relation à l’autre, voire l’instaurer.

A travers ce témoignage, j’essayerai de rendre lisible des coordonnées qui nous furent utiles pour prendre en charge cet enfant, en tenant compte de ses « limitations, des possibilités concrètes à partir de (sa) position structurelle de sujet. »[3]

Il montre les dents

En effet, à son arrivée, Marc se présentait à l’autre sous les traits d’un animal, il ne faisait pas le chien ; il était un chien ! Sauvage, il l’incarnait, se déplaçant en grognant, à quatre pattes pouvant aller jusqu’à mordre l’autre ! Marc collait à l’image de l’animal redouté. Chez lui on pouvait dire, avec Rosine et Robert Lefort, « que la métaphore laisse place à la métamorphose »[4].

Voilà bien là, sa façon singulière d’être. Il refusait le rythme de l’institution, il refusait d’appartenir au genre humain : « je ne suis pas un humain », disait-il. Cette identification animale, semble lui servir à organiser son monde. Voyons comment.

L’esquisse d’un portrait

Un jour, Marc était envahi. En effet, devant le reflet d’une vitre, il se regardait, comme pour vérifier qu’il était bien cette image d’animal. Un éducateur lui adressa une injonction : « Assis ! » Cela opéra chez lui une coupure. Marc s’apaisa sur le champ.

Par la suite, l’équipe s’est questionnée sur la manière de s’adresser à lui. Cette « métamorphose » faisait que son comportement n’était pas toujours approprié mais nous y voyons là « une chance de production d’un sujet », pour reprendre une expression de Jacques Alain Miller. Nous avons fait le choix de suivre sa singularité, d’accepter des épisodes curieux, bref, de l’accueillir comme il se présentait sans perdre de vue le fait de minorer notre champ de la demande, afin d’essayer de – peut-être – se faire partenaire.

Marc était déjà au travail. Il était dans une tentative de construire son monde et de dompter l’Autre envahisseur. C’est dans cette subtile approche que se dessinait notre pratique à plusieurs autour de lui. Nous avons fait le pari, que par une présence attentive, une rencontre pourrait advenir.

Un pattern en carton

Le reconnaître dans sa manière de se présenter à nous lui permit de se décaler. Ainsi, Marc opéra un saut : d’une identification imaginaire à la création d’un double. Il ramenait de la structure de jour ses créations ; des cartons et des bouts de ficelles qui formaient des animaux. Marc s’entourait de ses objets qu’il avait du mal à lâcher. C’était, pour la plupart, des dinosaures ou autres monstres aux dents impressionnantes. Ces inventions volumineuses et encombrantes, lui permettaient sans doute d’effectuer les trajets entre l’IME et l’internat, nous pouvons peut-être faire ici l’hypothèse que cela lui dessine un bord.

Ses objets étaient nécessaires mais pouvaient devenir problématiques. En effet, son attention se fixait exclusivement sur ces créations. Il avait du mal à s’en séparer. Marc semblait régner sur un monde animal d’où nous étions exclus. Un monde où le mot d’ordre est la loi du plus fort. Marc basculait dans une forme de tyrannie. La bestialité était son mode de relation princeps à l’instar du Tyrannosaure qu’il affectionnait.

Face à ce phénomène, nous avons pensé qu’il y avait une jouissance à réguler. Nous manifestions à Marc un intérêt particularisé, nous lui avons attribué un espace, au sein de l’institution, où il pouvait déposer ses « animaux de compagnie ». Avec patience, nous avons tenté de nous familiariser avec ses objets. Comme si en domestiquant ces animaux de cartons nous tentions d’apprivoiser Marc.

Les contours d’une relation

Nous avons donc considéré que nous devions « faire avec » ces objets. Chaque intervenant composait avec, selon son style. Dans cette démarche, un éducateur lui proposa de réduire la taille de ses animaux. Ce qui lui a offert la possibilité de se désencombrer, de s’alléger. De mon côté, j’ai accepté d’être « la main » qui se laisse guider par les indications de Marc. Il nomme, dirige, explique. La création à deux, apaise notre relation. « L’objet devient ce qui circule entre lui et moi »[5]. Marc commença alors à raconter ses animaux. Ils ont des noms, des caractères. Ils ont des nouvelles histoires.

– Oh la la !!! Il a de grandes dents !
– Ne t’inquiète pas il est gentil ! 

Puis des nouvelles demandes sont apparues. Il veut dessiner. Il indique précisément le matériel dont il a besoin et me demande d’être à côté, de retranscrire ses récits à propos d’animaux, de monstres, de dragons… (cf. annexe)

Découpant le corps de ses créatures, il leur donne vie, en racontant des histoires dont ils sont les héros. La frontière, entre lui et eux, reste mince. Souvent, il se prend encore pour eux, allant jusqu’à revêtir des signes distinctifs du monde animal ; longues griffes, queues, crêtes, masques à leur effigie, se costumant avec là encore des bricolages fait de rubans, de papiers et bouts de ficelles. Rugissant alors de plus belle, effrayant ses camarades, il allait vers les autres pour les pourchasser, voire pour les mordre mais désormais par l’intermédiaire des dessins. Ses objets, lui permettaient d’interagir avec ses camarades, avec les éducateurs. Ils lui permettent d’ébaucher un lien social.

Dans ce bestiaire, tout ce beau monde se côtoyait non sans mal. Et une créature fût plus investie que les autres : c’est son chihuahua. Celle-ci fut même baptisée d’un prénom, Chloé ! Gare à qui lui veut du mal. Il se présente comme son défenseur, oscillant entre être son maître – en prenant soin d’elle, en la nourrissant – et être son semblable – en jappant et grognant.

Une création à accompagner

Au fur et à mesure, ses dessins se complexifièrent. Marc passa du dessin en « 2D », plat avec un seul versant, à un dessin en relief, recto/verso. Il en fit des marionnettes, des gants qu’il enfilait, masquant ses mains pour laisser place à l’animal comme un prolongement de lui-même.

Il revint un jour de l’IME avec des dessins en « 3D », scotchant les bords du dessin, préalablement fourré de papier pour lui donner du volume. Toute cette évolution est le corolaire d’un langage plus riche, plus clair. Il nous explique ce qu’il est en train de faire, ce qu’il veut faire. Il fait avec ce qu’il est ; à nous d’être attentif à ses dires, aux détails. Nous cheminons à ses côtés et avec lui, épatés par son ingéniosité et sa dextérité, lui qui par moment nous apparaissait bourru et brusque.

Aujourd’hui, nous composons avec Marc et ses créations, obligés parfois de les limiter, de lui demander d’opérer des choix – ce qui n’est jamais facile pour lui – mais petit à petit il y consent et arrive à en laisser quelques-unes dans son placard, en délaissant même certaines définitivement.

Les traits d’un adolescent

Depuis la rentrée, est apparue une demande, parfois élevée au rang de revendication : « Je suis un grand ! ». Marc est plus assuré. Sa posture se veut plus sûre et affirmée. Là encore cela ne se fit pas sans quelques débordements, provocations. Il verse parfois dans une sorte de toute puissance : « Je fais ce que je veux ! » « Je ne suis pas un petit, c’est un gros mot petit… ! » Cette assurance d’être un grand, se voit aussi dans sa manière de se comporter avec ses pairs, les défendant si un éducateur intervient pour rappeler le cadre.

Il est pris, par ailleurs, comme modèle par certains camarades, qui se mirent à recopier ses inventions, à jouer avec lui en intégrant ses dessins comme support à la relation.

Parallèlement à cette revendication, il s’identifia à un personnage de dessin animé, le chef Gusto. Nous remarquons que le lien à l’autre s’adoucit, se fait plus chaleureux. Le saut qualitatif dans l’identification est notable. Il fait de ce branchement sur le personnage du cuisinier, quelque chose qui l’humanise. Marc-Gusto cuisine pour partager avec le groupe, avec nous. Sa cuisine passe par la réalisation d’objet-aliments, qu’il utilise pour aller vers l’autre. « Goûte mon steak, mes tomates… ». Pour autant « ses animaux » n’ont pas disparu, continuant à en prendre soin et à les nourrir.

Les effectifs étant complets, sa demande d’intégrer le groupe « adolescents » n’a pu se concrétiser, cela lui a été expliqué. Nous avons observé que le personnage Gusto a disparu de son univers, les animaux ont repris tout leur territoire et sont devenus un objet de lien, cette fois-ci, avec les éducateurs « adolescents ». Marc a pris l’habitude de leurs rendre visite, de les solliciter pour l ‘accompagner à réparer, à construire ses animaux-objets. Trouvant là sa solution originale…

T-Rex mange du steak, il a fini tout le steak, il va se coucher et après se lever pour une heure. Il déjeune, bois de l’eau et après il va partir dans la montagne volcan et se brule sur la figure avec la lave, il va mourir tout en hurlant, il sera cuit. Patchy[6], le mange et après il va dormir !

J. Belijar

[1] Donna Williams in Si on me touche, je n’existe plus. Ed. J’ai lu, 1999, p. 23.

[2] Antonio Di Ciaccia in La pratique à plusieurs à l’antenne 110 de Genval.

[3] ibid.

[4] Rosine et Robert Lefort in La distinction de l’autisme Ed. Seuil 2003, p107-122. Paris

[5] Antonio Di Ciaccia in La pratique à plusieurs à l’antenne 110 de Genval.

[1] Nom du dinosaure dans le film Sur la terre des dinosaures ; l’histoire suit les aventures d’un Pachyrhinosaurus, le dernier-né de sa famille. Sur le long chemin qui le mènera vers l’âge adulte, il devra survivre dans un monde sauvage et imprévisible.