L’OBJET PARTENAIRE – Par Bénédicte de Jesse Levas

L’OBJET PARTENAIRE

Par Bénédicte de Jesse Levas, enseignante au Clos des Bertrands (ADIR).

Texte présenté lors de la 7e Journée de l’ADIR. Les prénoms des enfants ont été modifiés pour préserver leur anonymat.

La classe en institution est un lieu d’apprentissage où les jeunes aiment s’adonner aux activités que je peux leur proposer. Avant d’en arriver là, cela me demande un certain temps d’adaptation pour chacun d’entre eux, afin de trouver la clé susceptible d’ouvrir la porte des apprentissages scolaires. J’essaie de partir de ce qu’ils me proposent, de leur façon d’agir et pour la plupart j’organise mon travail autour de l’objet qu’ils emmènent, dont ils ne peuvent se séparer.

L’entrée en classe : Les quilles

Bastien (14 ans) est arrivé au Clos des Bertrands en juin 2018. Il collectionne les bouteilles d’eau vides pour jouer aux quilles, au bowling. Il lui faut un minimum de 5 quilles, mais en réclame toujours 10 pour que cela ressemble au plus près au jeu. Sa maman adore le jeu du bowling et ses inventions avec les quilles lui permettaient de supporter les moments de séparation et le changement de lieu.

C’est la fête de l’été à l’IME, les adultes et les jeunes sont réunis pour manger à l’extérieur. Bastien a du mal à rester et s’installe à l’intérieur pour jouer aux quilles. Il place sur une table 5 bouteilles, prend un coussin en guise de boule et lance sa partie. Je regarde son jeu mais reste à l’écart pour ne pas faire intrusion, il est très consciencieux, replace les bouteilles en pyramide, bien droites et relance le coussin à chaque fois. Je lui propose de se joindre à nous à l’extérieur, pour manger son dessert. Il ne m’adresse aucun regard et crie « NON !! NON !! Tais-toi !!! » J’insiste un peu, ce qui provoque une colère, ma demande lui étant insupportable. Je décide de reculer et reste tout de même en creux.

Il avait refusé d’aller en classe toute la semaine, en s’exprimant de la même manière. La seule activité qu’il acceptait vraiment avec plaisir était l’atelier informatique.

Il lance de nouveau son coussin, renverse toutes ses quilles et crie « STRIKE ! », son visage était passé de la colère à un apaisement et une joie en un rien de temps. Il ne m’adresse pas le moindre regard et renouvelle sa partie. J’applaudis en lui disant : « Bravo Bastien ! Beau Strike ! » Je lève mes mains pour qu’il tape dedans et là il me regarde, me sourit et me dit « Merci ! » Il me tend le coussin et me dit « à toi de jouer ! », Stupéfaite, je lui demande s’il veut que je joue avec lui, il sautille en affirmant que c’était bien ce qu’il attendait de moi. D’autres jeunes se sont joints à nous. Bastien dirigeait parfaitement la mise en place du jeu en appliquant les mêmes règles pour tout le monde, lui compris. En nous faisant partenaire du jeu de Bastien, les jeunes sont entrés en lien avec lui. C’est un jeu qu’il instaure encore souvent sur les temps après manger.

Le fait que Bastien puisse tolérer ma présence : il accepte, le lendemain, mon invitation en classe avec les quilles. Il se dirigea vers l’ordinateur. Comment pourrait-il se mettre au travail ? Comment ne pas fragiliser ce tout petit lien que j’ai créé avec lui ?

Calculs après calculs

Je lui proposai de venir s’installer et de commencer les activités que je lui avais préparées, calcul avec des opérations simples à 1 chiffre, recomposition de mots avec des lettres mélangées. Il refusa catégoriquement de les faire, il me montra l’ordinateur. J’ordonne de venir un peu travailler et après un peu d’ordinateur. Le ton que je prends l’insupporte, il donne un coup de pied dans la porte et répète « non » sans s’arrêter.

Je m’installe au bureau à côté duquel je lui ai préparé ses activités, je ne m’adresse plus à lui directement. Je parle seule mais assez fort pour qu’il m’entende, j’exprime avec une grande surprise à quel point cette activité paraît géniale ! Je me saisis d’une boîte de feutres et commence à les disposer de la même façon que lui le fait avec ses bouteilles, et je m’en sers pour le calcul. 4+3 alors je fais tomber 4 feutres puis 3 et je compte combien de feutres sont tombés, 7 en tout. J’extrapole ma joie en criant  « 7 oui !!! » et renverse le reste des feutres ! Bastien me regardait déjà lorsque je disposais les feutres pour commencer à compter, puis il rit en me voyant faire et finit par me dire « Bravo ! À moi ! »

Je l’invite à s’asseoir, il se précipite s’installant à côté de moi. Ses bouteilles sont posées par terre, il prend la boîte de feutres, installe les 10 feutres en pyramide, et continue les opérations suivantes. Je le guide pour la première opération, mais il savait très bien disposer ses feutres. Le résultat était correct, je le félicite en tapant dans ses mains, il me remercie. J’insiste sur la valorisation de tout ce qu’il arrive à accomplir, c’est comme s’il gagnait une partie à chacun de mes bravos. Je me lève pour le laisser en autonomie sur l’activité, mais il insiste pour que je reste assise à côté de lui, ma présence physique est requise.

Le côté valorisant de l’image d’élève que je lui renvoie l’habille, le rassure, lui donne une place. Dominique Holvoet affirmait que « ce n’est qu’à partir de l’usage que le sujet peut faire de son objet qu’une construction de l’Autre est possible »[1]. Bastien est capable d’opérer de petits déplacements par rapport à ses objets (des bouteilles aux feutres) qui sont ses premiers pas d’élève vers une socialisation consentie et une entrée dans les apprentissages. Bastien ne pouvait pas se séparer de ses 5 bouteilles assez envahissantes, cela aurait été dévastateur pour lui, en revanche incorporer l’objet dans le travail est possible. En l’accompagnant dans ce déplacement d’objet, il prend appui sur un corps, lui permettant de placer le sien et de supporter la réduction de l’objet.

Les jours qui ont suivi, il venait avec le sourire, sans ses bouteilles, avec un temps de travail, et un petit temps d’ordinateur. Je souhaitais qu’il ne passe plus par l’ordinateur et prenne encore plus sa place d’élève.

L’objet savant

Je changeais l’ordre des activités, lecture, écriture puis calcul avec les feutres ce qui n’avait aucun impact sur sa façon de réagir face au travail. Il avait ses feutres et j’étais assise à côté de lui, c’était intégré comme un rituel, d’abord les activités scolaires puis l’ordinateur sur lequel il regardait des vidéos de jeu de bowling. Je lui propose un coloriage de quilles à la place de l’ordinateur, il ne s’y intéresse pas, me dit « non merci » sans aucune agitation, je n’insiste pas.

Le jour qui suit je lui propose un coloriage magique qui lie le calcul et les couleurs, trouver le bon résultat pour colorier de la bonne couleur. Il s’y attarde un peu plus, utilise les feutres pour calculer et me demande de rester à côté de lui. Il me demande un autre coloriage comme celui-ci ; je lui en donne un autre mais plus difficile, avec des multiplications et des soustractions à 2 chiffres qu’il ne peut résoudre avec des feutres. Je ne voudrais pas qu’il soit en situation d’échec, alors j’extrapole à nouveau mes paroles en lui disant : « regarde tous ces chiffres !!! ouaaahhh !!! » Il est émerveillé ! Je lui donne une petite calculatrice, il s’extasie devant ce nouvel objet, je lui montre comment elle fonctionne, il s’en saisit très rapidement pour commencer son coloriage. Je souris, me lève et il ne me retient pas.

L’introduction de ce nouvel objet, le maintenait, il pouvait s’appuyer sur cet objet. Il ne réclamait pas l’ordinateur. Il ne vient plus en classe avec ses bouteilles d’eau, ses « quilles », il se contente de la boîte de feutre, ma présence n’est plus indispensable puisque la calculatrice est un vrai soutien du côté du savoir. Je peux alors quitter la place que j’occupe à côté de lui lorsqu’il a la calculette en main.

Les quilles, n’ont pas complètement disparu puisqu’elles lui permettent de faire lien avec ses semblables. Il en est de même lorsque nous faisons de la randonnée, pour accepter de sortir, il emmène sa caisse avec ses 10 quilles en bois, qu’il range dans le coffre. La randonnée terminée, nous prenons 10 à 15 minutes avant le départ pour jouer aux quilles avec lui, tout le monde participe.

Conclusion

En définitive, les jeunes ont tout à nous apprendre si nous voulons pouvoir communiquer avec eux, il faut accepter de se laisser guider pour créer un lien. La question que nous pouvons garder en tête est ; comment nous, adultes, éducateurs, enseignants etc… nous pouvons nous faire leur partenaire et les aider à se faire une place en institution ? Est-ce toujours possible ? Bastien a réellement pris sa place d’élève dans la classe. En tant qu’enseignante, je dirais que l’objet est un atout pour entrer dans les apprentissages, une aide précieuse, un appui. Je mets de côté mon savoir d’enseignante, et apprends d’abord à faire une place à l’objet partenaire, et c’est à ce moment-là que le jeune pourra consentir à notre présence, à partir de là un travail est possible.

[1] Zabala, Judith, « ‘S’aider de l’objet’ – Quelques précisions concernant le statut de l’objet dans la clinique avec les sujets autistes », (retour sur La Journée d’étude Autisme et Psychanalyse du 28 février 2015, organisée par l’ACF-Belgique), Courtil en lignes, n°17, mars 2015, p. 3.

 

B. de Jesse Levas