QUAND AURÉLIE REPREND SA PLACE, À SES CONDITIONS – Par Olivier Gamard

QUAND AURÉLIE REPREND SA PLACE, À SES CONDITIONS

Par Olivier Gamard, intervenant bénévole auprès d’une enfant autiste.

Texte présenté lors de la 7e Journée de l’ADIR. Les prénoms des enfants ont été modifiés pour préserver leur anonymat.

Ce texte relate le travail effectué auprès d’Aurélie, dans l’année de ses quatre ans. Elle a été diagnostiquée autiste par un CAMSP après que les parents aient constaté un retrait rapide dans son monde vers l’âge d’un an et demi : fuite du regard, arrêt progressif de la parole, apparition de stéréotypies, indifférence à l’appel de son prénom. Les parents, après le diagnostic, inquiétés par l’absence d’effet manifeste de la prise en charge proposée, s’informent sur des méthodes plus intensives. Ils trouvent que la méthode ABA, très présente sur Internet, rendrait leur enfant trop « mécanique » et s’orientent sur la méthode 3i. La maman part se former quelques jours à Paris et le programme est lancé. Elle a entre-temps refusé un placement en IME. Aujourd’hui encore l’IME signifie pour elle un risque de maltraitance par délaissement et une condamnation à rester à vie en hôpital.

La méthode 3i consiste à en passer par l’imitation dans le jeu pour entrer en contact, visuel ou auditif, puis de complexifier ces jeux. Les séances sont réalisées par des bénévoles qui se relaient, dans une salle dédiée à domicile dans laquelle des jeux en double sont disposés sur des étagères[1].

Prise de contact

Après une courte période d’observation, de rencontre, j’essaie donc de commencer à imiter Aurélie lors de la première séance. Je m’aperçois vite qu’elle n’aime pas être imitée. Ce sera ma première conclusion. À l’issue de la seconde séance, je conclurai qu’elle n’aime pas ou ne veut pas jouer.

C’est donc sur ces bases que je continuerai les séances, à savoir : la méthode n’est pas à suivre à la lettre. Néanmoins, ce qu’observe la psychologue qui supervise les intervenants au travers des enregistrements vidéo semble correspondre à ce qui est attendu : attention conjointe, mise en retrait pour éviter des « crises ». Aurélie prononcera même dès le début, de manière peu articulée et un peu décalée, « Lo » lorsque, balayant des objets de ma main, je finirai par arriver à la bouteille d’eau.

Pour ma part, ce qui m’a plus importé a été d’avoir le témoignage des parents m’indiquant qu’Aurélie m’attendait avec impatience parfois, était particulièrement contente de me voir. C’est ce qui a fait accepter aux parents mon attitude parfois désinhibée par rapport au hors-sens.

Malgré les petits événements de rencontre que l’on peut repérer à chaque séance, Aurélie passe beaucoup de temps à se balancer dans un hamac, à y tourner, à sauter devant le miroir présent dans la salle en regardant en face d’elle sans vraiment se regarder. Elle ne tient pas en place, et manifeste peu de conscience de la présence de l’autre. Elle n’avait pas non plus d’objet de prédilection sur lequel s’appuyer. Il faut dire que les parents supprimaient toute trace de bizarrerie car cela leur renvoyait trop l’anormalité de leur fille.

Cherchant ce qui pourrait l’amener à accepter de s’extraire de ce repli, je me suis orienté de ce qui m’apparaissait être des points de jouissance plus marqués, et de la formulation de Daniel Tammet, célèbre autiste dit de haut niveau : « Voilà la chose la plus étrange : c’étaient les mêmes aptitudes qui m’avaient tenu à l’écart de mes pairs lorsque j’étais enfant et adolescent, qui m’avaient isolé du reste du monde, qui m’aidaient désormais à communiquer avec d’autres personnes, à l’âge adulte, et à me faire de nouveaux amis »[2].

Par une attention très vive à Aurélie, quelle que soit mon attitude, posée ou dynamique, ou ma place auprès d’elle, la sollicitant ou faisant mine de l’ignorer ou de dormir, je m’attachais à saisir les moindres petites occasions de contact, d’attention, d’intérêt de sa part, de prémisse d’appel, pour les saisir au vol en essayant de m’y insérer.

C’est ainsi qu’Aurélie, notamment, finira après quelques mois par échanger plusieurs fois d’affilée une balle, également avec des proches. Ceci est arrivé après plusieurs stades, notamment de l’intriguer par des rebonds qui la faisait amplifier ses propres sautillements, de lui demander la balle sans la charger de mon regard, de la remercier lorsque, elle lançait la balle par mégarde dans ma direction.

Aurélie sera sans doute accrochée par le fait que je prends au sérieux ses activités au point de jouer moi aussi tout seul à sa manière : sautillements sur un pied, pivotements sur moi-même à me donner le tournis, balancement dans le hamac. Elle se fera l’écho d’un certain intérêt, s’insérant parfois dans mon jeu jusqu’à y prendre grand plaisir, me lançant un regard furtif et poussant des cris de jubilation.

Comme j’avais noté qu’elle insistait à se faire regarder longuement en se balançant dans le hamac, mon effort a été, à l’inverse, de me faire regarder en la désinvestissant de mon regard.

Cela va de pair avec le dispositif qui encourage les parents à ne pas regarder, à laisser Aurélie tranquille avec ses bizarreries.

En parallèle, au fil des mois, il semble qu’elle ait ainsi activement accompagné la (re-)naissance de l’Autre du langage[3] : alors qu’elle se regardait dans le miroir en sautant comme si elle ne voyait qu’une forme qui bougeait à son rythme, elle s’est mise à scruter son visage avec de plus en plus d’acuité, à faire des mimiques de plus en plus expressives, à regarder les mêmes parties du visages chez l’autre à côté d’elle.

Objets, apprentissages, vie quotidienne

J’ai essayé d’introduire des objets ou jeux non présents dans la salle. Par exemple en lui proposant des cubes de bois à empiler. Alors que je jouais seul à cette activité pendant qu’elle se balançait dans son hamac, elle s’est interrompue pour venir empiler quatre blocs en un éclair avant de tout faire tomber et de se repartir. Cette attitude « je sais faire, voilà, tu es content, mais ça ne m’intéresse pas » est une constante qui oblige à une inventivité renouvelée pour l’intéresser aux apprentissages.

Quelques « doux forçages »[4] sont alors nécessaires. C’est, de l’avis général, ce qui manque à la méthode 3i. Elle accepte plus les propositions si on adopte l’attitude du « double » : par exemple, être plutôt derrière ou à côté qu’en face. Le plus marquant, et qui semble être distinctif de l’autisme, est que parfois, tout ou partie de son corps que le tonus musculaire a quitté, reprend vie d’une simple pression de ma main. L’utilisation de petites pressions, de petites contraintes physiques ou verbales sembleront nécessaires à lui donner un appui pour continuer à l’intéresser car, au bout de quelques mois, il apparaîtra à tout le monde un ennui dans les séances d’imitation.

Une bénévole aura l’envie d’apporter du matériel Montessori et vérifiera ainsi, par quelques jeux de tri, qu’Aurélie arrive à reconnaître les couleurs et formes basiques, alors que les jeux d’encastrement de formes laissaient en douter. Cette même bénévole apportera différents matériels qu’elle utilisera avec Aurélie sur une table à sa taille. L’inspiration viendra aussi de la reprise de certains ateliers TEACCH, qui ne sont que des adaptations réalisées par un disciple de Maria Montessori. Cet apport nouveau ne peut se faire sans de multiples incitations et ruses pour maintenir son intérêt.

Aurélie s’habituera à la petite valise pleine d’ateliers et, à l’arrivée de la bénévole, s’en saisit presque systématiquement en se dirigeant directement dans la salle pour dire son intérêt. Le forçage est donc bien doux. Encore faut-il être attentif au fait que les autistes sont « enclin[s] aux conditionnements en tout genre » [5].

À la fin d’une séance se terminant à 18h, alors que la maman avait préparé une assiette de purée, et qu’elle autorisait à sa fille de manger avec les mains, assise sur le bar de la cuisine, je prends l’initiative d’installer rapidement la petite table et les petites chaises dans le salon et de l’y inviter. En insistant un peu, elle se laissera asseoir et guider pour manger avec une cuillère. Puis je pourrai m’écarter et laisser Aurélie manger jusqu’au bout toute seule. Les parents seront surpris car c’était la première fois qu’Aurélie acceptait de manger assise et avec une cuillère. La seconde bénévole proposera également l’achat d’une chaise surélevée, de systématiser un repas en famille, de mettre les aliments hors de portée et d’interdire à Aurélie de monter sur le bar.

Les parents diront qu’Aurélie pouvait désormais rester à table pour manger jusqu’à une vingtaine de minutes au lieu de quelques secondes, préférant aller répandre son riz dans l’appartement. Ils témoigneront par là-même que, eux aussi, s’y sont mis. Des régulations et pacifications surviendront, de manière similaire, pour le sommeil, la propreté. Les parents et Aurélie sont plus reposés, ils reprennent désormais plaisir à des sorties au parc, à la piscine, à des jeux en famille, avec sa petite sœur.

De manière générale, il semble que les difficultés de cet enfant aient initialement inhibé les parents à se faire partenaires et modèles dans les activités quotidiennes et de jeux.

Parole

Aurélie chantonne plutôt quelques onomatopées répétitives comme « e-gue-gue », « a-din » et n’accepte jamais ou presque, de répéter les modifications que l’on essaie d’y introduire. Elle imitera quelques mouvements de lèvres, mais très rarement les sons qu’on lui propose. Elle me surprend néanmoins de temps en temps en reprenant à la volée des mots que j’ai prononcés, avec un décalage dans le temps, comme « rototo » lorsque je commenterai un de ses rots sans la regarder. Ces quelques rares mots dont certains semblent s’articuler à une demande, ne sont jamais répétés ensuite, même avec d’autres.

Une autre bénévole, un peu plus tard, aura l’idée de faire les sons d’animaux qu’Aurélie finira par s’amuser à répéter. Cette bénévole arrivera à lui faire prononcer certaines voyelles au travers de la présentation des lettres rugueuses Montessori. Elle aura ensuite l’idée d’apporter de petites figurines d’animaux et d’en passer par leurs images pour les désigner. Elle demandera à Aurélie de lui donner la figurine en présentant l’image et en nommant l’animal. Lorsqu’arrivera le lapin, Aurélie voudra le garder, malgré les demandes répétées de le rendre. La bénévole insistera par un doux forçage, mimant de lui prendre de la main. Aurélie montrera l’image puis, devant l’insistance qui lui est opposée, dira « la-pin », comme s’il était plus facile de lâcher le mot que l’objet. Suivant Rosine Lefort, peut-être pourrions-nous dire que « en cet éclair, le réel de l’absence s’est muté en signifiant, et elle […] a fait sa demande »[6] ou plutôt, en suivant le témoignage de la bénévole, nous pourrions dire que la possibilité de la perte réelle s’est mutée en perte signifiante, alors qu’Aurélie a plutôt l’habitude de tenter de trouer l’autre et les objets par des morsures réelles. Les parents témoigneront qu’elle aura été très agréable lors de la ballade qui a suivi la séance.

À une séance suivante, informé de cet événement, j’ai pu obtenir les mots « cheval » et « vache » avec une voix un peu grave lorsque je taperai du bout de mon index l’image de l’animal correspondant, et, une autre fois, obtenir le mot lapin en reculant l’objet qu’elle voulait. Dans ces exercices, il est parfois difficile de récupérer une figurine pour continuer. Le fait de proposer un objet encore plus attirant que celui qu’elle garde avec force, permettra qu’elle lâche le premier. J.-C. Maleval met en lumière que les objets autistiques peuvent se succéder et que le passage de l’un à l’autre est souvent l’occasion d’une meilleure assomption de la castration[7] en ce sens que la perte de chaque objet est de mieux en mieux vécue.

Aurélie ne dévoilera rien de ces progrès aux autres bénévoles qui n’introduisent pas du nouveau. Bien que les avancées soient extrêmement lentes et difficilement reproductibles, il semble qu’Aurélie ait passé un cap de castration permettant d’initier une entrée, ou un retour, vers la parole, en en passant par quelques objets de prédilection, élus parmi quelques-uns qui lui ont été proposés au travers d’une ébauche de « Pratique à plusieurs »[8]. Peut-être y-a-t-il un début d’ancrage suite à cette désinsertion subjective extrême ?

Conclusion

Cette expérience montre que les avancées réalisées par Aurélie sont bien plus liées à l’implication du désir de chaque bénévole et des parents et à une certaine continuité qui se tisse entre eux, qu’à l’application d’une méthode par des individus. La causalité efficiente, en plus et au-delà des efforts de chacun, semble mystérieusement reposer sur ce tissage. En tout cas, ces paroles échangées, en même temps qu’elles rendent compte de l’évolution d’Aurélie, donne un point d’appui aux intervenants pour être créatifs.

Les échanges avec les parents autour des difficultés rencontrées par leur fille les poussent à modifier progressivement leur vie familiale. La normalisation qu’ils attendent de leur fille les pousse en fait à être attentifs et respectueux de ses particularités, et à trouver à se faire norme pour elle.

Dans la dernière phase, il semble que ce soient les ateliers d’apprentissage qui ont le plus aidé Aurélie. Ont-ils opéré du fait que la bénévole a considéré et lui a suggéré qu’elle savait déjà faire, ne lui offrant que de le montrer ?

Comme il semble qu’Aurélie n’aie pas d’objet ou d’activité qui condense sa jouissance de manière stable, comment s’orienter pour soutenir une poursuite du travail ? Faut-il espérer qu’elle s’accroche à un objet unique ou prédominant du fait qu’elle ait été diagnostiquée autiste ? Un diagnostic de schizophrénie ne rendrait-il pas caduc cette option ? Enfin, sans intérêt ou objet stable, comment procéder pour que les apprentissages ne soient pas de l’ordre du dressage et de la performance ?

O. Gamard

[1] La méthode des 3i (AEVE) dans la thérapie des troubles du spectre autistique (TSA), Andrzej Gardziel, Piotr Ozaist, Ewa Sitnik – Centre maltais d’aide aux enfants handicapés et à leurs familles à Cracovie Directrice : Ewa Reczek

[2] Je suis né un jour bleu, Daniel Tammet – J’ai lu, p262

[3] En référence au titre de l’ouvrage de Robert et Rosine Lefort, Naissance de l’Autre, Seuil, 2008.

[4] Di Ciaccia A., « À propos de la pratique à plusieurs », Les feuillets du Courtil, n° 23, juin 2005, p. 12

[5] Autisme et apprentissages, Myriam Perrin Cherrel, Edito du 17 Octobre 2017, desiroudressage.com

[6] La distinction de l’autisme, Rosine et Robert Lefort, Seuil 2003

[7] Enseignement du CERA, inédit, Jean-Claude Maleval, le 26 Mai 2018

[8] La pratique à plusieurs, A. Di Ciaccia, Revue la Caude freudienne n° 61, p 107