BRÛLURES DANS LA LANGUE – Par Patrick Roux

BRÛLURES DANS LA LANGUE

Par Patrick Roux, psychologue clinicien à l’ADIR.

Entrer en institution. La formule implique de distinguer l’entrée dans les lieux du moment où l’enfant se saisit de l’institution. Qu’est-ce à dire ? Le propre de toute institution est, comme nous l’enseigne Lacan, son « caractère fictif […] à savoir foncièrement verbal ».([1]a) Il s’agit d’un dispositif qui vise à instaurer un lien social et, pour ce faire, produit une certaine normalisation dans le langage de la lalangue.([2]a)

Le temps de l’entrée est crucial. Nous tentons de nous orienter pour accorder notre fonctionnement aux modalités subjectives particulières à l’enfant en fonction de son rapport à l’objet et à lalangue. C’est dans ce moment de recherche que nous sommes avec Jean-Marie (prénom modifié), un enfant de 12 ans. L’institution a rempli, en partie, sa fonction en hébergeant la jouissance à la dérive ; le garçon s’est mis au travail mais sa violence reste extrême. Voyons la particularité de l’entrée.

Né de père inconnu et d’une jeune femme schizophrène, cet enfant a connu très tôt un double laisser-tomber. Les mauvais traitements subis se sont cristallisés dans un accident domestique au cours duquel il fut grièvement brûlé sur tout le corps. La mère ne supportant pas l’hospitalisation, tentera d’enlever son fils et prendra, par erreur, un autre enfant alité dans le même service. A la suite de quoi fût prononcé un placement sous secret. Sous tutelle d’état, le garçon estconfié à une famille d’accueil. En bute aux exigences et à la violence incontrôlable de l’enfant, celle-ci est aujourd’hui à bout de forces. L’aide sociale à l’enfance sollicite l’ADIR pour une prise en charge.

Accueil d’emblée différencié

Un accueil se doit d’être différencié dès la première rencontre ; mieux, il est la condition même de la rencontre. C’est ce que nous vérifions. Durant l’entretien ne cesse de me demander s’il y a ici des « tortues Ninja ». Un mot chargé d’histoire.

Lorsqu’il arrive chez M. et Mme M., l’enfant présente tous les signes de l’autisme de Kanner([1]b). Il s’apaise au contact d’objets ronds et quand on trace des cercles. De là, il passe à un intérêt exclusif pour les escargots que Mme M., bien inspirée, lui permet « d’élever ». Puis l’obsession se déplace sur les tortues, dont il brise parfois la carapace. L’objet poursuit son trajet métonymique vers les coquillages, puis les boîtes à lettres – probablement via l’équivoque boite à l’être. Il témoigne par là du caractère énigmatique, pour lui, de l’être dans le corps.([2]b) Le signifiant tortue s’avère donc le dernier terme d’une série par laquelle l’enfant a tenté de capitonner la fuite du sens. Avec cet objet et l’élaboration de savoir qu’il a entraîné, le garçon a pu entrer dans la traduction, élaborer sa position d’objet laissé tombé. Ces bricolages l’ont suffisamment soutenu pour qu’il puisse apprendre à lire, à écrire, à se débrouiller. Mme M. apporte volontiers des éléments sur Jean-Marie, qui s’inscrit remarquablement dans l’entretien. Snoopy, est son dernier support imaginaire. Il me montre ce personnage sur sa chaussette.[3]

Pendant plusieurs semaines, il a décliné mon offre de parole, répondant en m’insultant ou par des bras d’honneur, s’éloignant. Aucune manœuvre n’y fait, jusqu’à ce que je lui dise que j’avais rencontré sa « psychologue », dont le nom fonctionne alors comme un sésame. Depuis, je le reçois régulièrement. Aussitôt installé au bureau, il se livre à une activité intense de dessin et d’écriture. Il ne lève pas la tête de la feuille. Des questions fusent, comme à la cantonade, témoignant de sa perplexité. « Pourquoi toujours de la neige sur les cimes ? » « Pourquoi les nuits sont longues ? » Enfin celle-ci, pas plus chargée d’affect que les autres : « Pourquoi quand on verse de l’eau ça brûle ? »  Elle se réfère à ce qui a fait coupure dans sa vie. La contradiction met à ciel ouvert que le signifiant traumatique, énigmatique, le signifiant du désir de la mère n’a pas pris de sens et n’a pas délivré au sujet une identification. Ce n’est pas l’élision du signifiant bouillante par l’effet du refoulement et qui ferait retour dans le symptôme. C’est la volonté de jouissance de l’Autre primordial qui n’a pas trouvé à se nommer dans lalangue. Et c’est bien ce qui rend nécessaire pour Jean-Marie une invention subjective. La forclusion a dénudé le rapport du sujet à la langue. Ce n’est donc pas tant l’eau bouillante qui brûle que les signifiants de lalangue, hors signification phallique, qu’il va falloir repérer.

Tentatives de nomination

Sous sa plume, les mots deviennent écriture hachée, le découpage fantaisiste des unités, écrites phonétiquement de surcroît, rend le texte incompréhensible. Peu importe, je le soutiens dans ce travail que je recueille. Il semble vouloir reprendre le traitement de la jouissance au point où il l’a laissé, soit par la méthode de la bande dessinée[4]. Cette modalité est encore incertaine mais il s’en sert pour déposer les incidents du jour qui l’ont affecté. Sur le recto de la feuille on a la « chaîne de montagne » – une écriture de l’énigme ? – et au verso, en quelques vignettes et phrases disloquées, la narration de ses démêlés avec l’Autre. En effet, malgré les bénéfices dus à la pluralisation de l’adresse et du transfert, force est de constater que rien ne parvient à capitonner le discours. Jean-Marie supplée à la signification phallique par une construction beaucoup plus contraignante, radicalisant la consistance et l’exigence de l’Autre. Il fait surgir le versant réel du père, non plus sa dimension de semblant[5]. Les retours de jouissance se font dans l’Autre[6], ce qui rend difficile le positionnement des éducateurs au quotidien. Dès son arrivée, il élit un persécuteur et le pousse à bout jusqu’au clash. C’est une manière efficace mais rudimentaire de localiser la jouissance et de s’en séparer.

Cependant, lalangue de Jean-Marie est marquée par un effort pour nommer la jouissance. Voyons de quelle manière. Il peut tenir à distance l’Autre jouisseur par des soliloques où il met en scène deux voix, dont l’une commande, ou encore, il parvient à réduire l’hallucination à une ritournelle, vide de signification.[7] Mais tout cela ne suffit pas. Il brutalise sauvagement les enfants, de plus en plus souvent. La patience et la tolérance de l’équipe atteint un seuil critique. Nous nous sommes attelés à « aider ce sujet à nommer cette chose innommable […] »[8] et à diversifier les modes de « traduction de ce qui excède la signification »[9]. Il nous montre la piste, puisqu’il s’est emparé de la BD, mixte d’imaginaire et de symbolique, pour se faire un nom. Mais parallèlement, nous nous heurtons à ceci que « l’un des modes fondamentaux de nomination est le passage à l’acte »[10] lui-même. Jean-Marie est, effectivement, devenu « celui qui frappe » ; il faut régler l’accueil du week-end en fonction de lui. L’avoir discrètement à l’œil.

Nous apprenons peu à peu qu’il y a pour lui des « choses difficiles à rencontrer, à traduire, à loger »[11], qui provoquent immanquablement le court-circuit. Deux objets en particulier sont virulents. Le regard, dénudé, lors d’un incident. Il se plaint à une éducatrice qu’une enfant le fixe des yeux. Lorsqu’elle lui conseille de ne pas la regarder, cela déclenche un passage à l’acte violent et difficile à maîtriser. Nous en déduisons que, subjectivement, il est regardé, que nous devons le protéger du regard délocalisé et non le mettre à sa charge. Les retours dans le réel se font aussi par des hallucinations auditives[12]. Il s’appuie désormais suffisamment sur ses partenaires pour confier qu’il a « des choses étranges dans la tête », ce dont il ne s’est jamais ouvert chez lui[13]. Parfois  on  lui intime de taper.

Quelles trouvailles va-t-il faire pour inclure ces objets pulsionnels ? Quelques signes prometteurs :

  1. En famille d’accueil, Jean-Marie s’est pacifié à partir du moment où M. et Mme M. – qui se sont associés au travail – ont accepté de converser avec lui en Italien, leur langue d’origine.
  2. Plusieurs faits rapportés en réunion clinique permettent de faire l’hypothèse que ce sont les signifiants de lalangue française qui sont brûlants. Exemple : un « stop it » énergique formulé par la cuisinière a arrêté net le harcèlement dans lequel il s’installait. À un autre moment, il se montre intrigué, intéressé lorsqu’une éducatrice s’adresse à lui par une expression à la limite du néologisme : « Est-ce que tu fais la boude ? » Du même coup, il sort de son silence mauvais pour en savoir plus. Ces petites vignettes sont précieuses ; elles montrent un sujet à la tâche de mettre au point, à la manière de Schreber, sa langue fondamentale. Terminons sur sa dernière trouvaille que je cite texto : « la lang an glaise et je ta pe plu les enfen. »

P. Roux

Ce texte a été prononcé dans le cadre d’une intervention pour le RI 3, le 7 janvier 2006.

[1]a– Lacan, Jacques, Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Seuil, Paris, 1986, p. 269.

[2]a– Cf. Miller, Jacques-Alain (dir.), La psychose ordinaire, Agalma, Paris, 1999, p. 335.

[1]b– Hurlements, morsures, mutisme, tyrannies…

[2]b– Miller, Jacques-Alain, « L’invention psychotique », Quarto, n°80/81, Le marché des symptômes, janvier 2004, p. 6.

[3] Le serinage cessera lorsqu’enfin j’entends qu’il désigne par là les autres enfants et lui dis : « Elles ne vont pas tarder à arriver. »

[4] Tortue Ninja et Snoopy sont deux personnages de B.D

[5] Miller, Jacques-Alain (dir.), La Convention d’Antibes, Agalma, Paris, 1999 p. 46.

[6] Lacan, Jacques, « Présentation des Mémoires d’un névropathe » (1966), Autres écrits, Seuil, Paris, 2001, p.215

[7] Par exemple : « Laquelle bicyclette, laquelle bicyclette »

[8] Laurent, Éric, « Les traitements possibles de la psychose », Les Feuillets du Courtil, n°21, p. 17.

[9] Ibid.

[10] Ibid.

[11] Ibid. p20.

[12] Et visuelles : il voit la déformation du visage de F.

[13] Ce sera l’un des éléments qui marquent son entrée en institution.