MANGER SANS DANGER – Par Françoise Sintes

MANGER SANS DANGER

Par Françoise Sintes, éducatrice spécialisée.

Texte présenté lors de la 4e Journée de l’ADIR. Les prénoms des enfants ont été modifiés pour préserver leur anonymat.

Pour cette 4e journée de l’ADIR sur la question de « Savoir vivre à l’école de l’autisme », nous souhaitons vous présenter le cas de Perle, qui nous semble être le plus représentatif d’une clinique du sujet qui émerge et qui se produit, malgré une structure très sévère et un rapport tronqué au monde.

La problématique de cette enfant objectait au « savoir-vivre » – expression entendue au sens des codes sociaux mais aussi en tant qu’un sujet doit passer par un savoir pour se faire un corps, à partir de sa structure. Nous souhaitons témoigner, par cette vignette clinique, de notre pratique singulière, dite « à plusieurs » et au « cas par cas », et ainsi vous faire part de notre travail au quotidien avec l’enfant dit « autiste ».

Perle est une petite fille âgée de six ans lorsque nous l’accueillons dans notre structure d’hébergement. Très vite, nous observons qu’elle est très démunie tant sur le plan relationnel que dans son rapport aux usages les plus élémentaires : manger, être propre, se séparer de l’adulte, se tenir debout dans le sens où, en l’absence de l’Autre, plus rien ne la soutient et elle s’effondre réellement à terre, etc. Bref, elle nous fait penser à une « enfant sauvage ».

Nous avons rencontré beaucoup de difficultés à accompagner Perle, notamment pour apaiser ses angoisses massives liées à la nourriture. C’est donc à partir de ses manifestations révélant un chaos face à cette oralité envahissante que nous avons élaboré en réunion clinique une piste de travail. Nous avons fait le choix de la « suivre » et d’adapter nos interventions à ce qu’elle nous dévoilerait. Dans notre réflexion, nous avons aussi tenu compte d’un élément important dans son histoire, à savoir le décès d’un frère pour cause de malnutrition lorsque la maman vivait au Sénégal et, après cela, d’un « gavage » ravageant sur cette enfant. Précisons que notre accompagnement repose essentiellement sur une distanciation d’évènements ou de certains éléments qui se seraient joués au sein de la famille, afin de créer dans notre accueil un espace neutre où l’enfant puisse tout d’abord se poser pour y dérouler ensuite quelque chose d’une invention de lui. Mais dans cette situation précise, nous ne pouvions pas faire l’économie de cet élément biographique pour orienter notre réflexion et nos actions.

C’est avec beaucoup d’humilité, de douceur, de patience et de présence physique, même face à des comportements aberrants lors des repas, que nous avons conduit ensemble, elle et nous, un apprivoisement de la nourriture dans un premier temps, une appropriation des aliments dans un second temps. L’apaisement des angoisses et la socialisation de la pulsion orale furent un axe de travail envisagé rapidement.

Il a fallu du temps et de la persévérance pour permettre à Perle de s’essayer à cette chose inconnue et violente pour elle, ne serait-ce que simplement approcher les aliments de sa bouche, voire de les introduire à l’intérieur de celle-ci, l’horreur du réel étant à l’œuvre. Tout était vécu comme intrusif et dangereux pour elle. Nous n’avons pas brusqué les choses, acceptant par exemple qu’elle puisse renverser le contenu de son assiette sur la table et « patouiller » avec les aliments. Nous laissions faire car cela nous semblait être un point d’ancrage fondamental, de démarrage ; elle réalisait peut-être là un travail de reconnaissance de cet objet menaçant pour elle. Nous acceptions de laisser durer les repas ou bien d’ôter son assiette et de faire le vide sur la table lorsque le trop survenait et n’était plus supportable pour elle. En bref, nous nous sommes réglés et alignés sur ses actes et ses manifestations.

Au bout d’un certain temps, nous avons fait le constat que nous ne pouvions pas la laisser dans cet embarras : Perle ne patouillait plus mais jetait violemment les aliments partout et tombait à terre en raidissant son corps – ce qui exprimait sa souffrance et son chaos. Nous lui avons présenté et proposé un autre contenant, en l’occurrence un bol, posé à côté de son assiette. Ainsi, elle ne renversait plus sur la table mais arrivait à prendre un peu dans son assiette pour l’amener dans ce récipient. Elle pouvait venir déposer non plus dans « un espace unique » (la table) mais dans un « un second espace ». Une amorce du traitement de l’objet oral s’engagea. Perle a immédiatement adhéré à cet exercice de soustraction, à cette opération où elle pouvait, à sa convenance, déduire une certaine quantité pour la déposer dans l’autre récipient, qui avait pour fonction de border l’objet oral, en excès.

Ce bricolage de Perle nous semble être une étape importante pour commencer à décompléter ce tout massif que constituait la nourriture, voire un tout qui l’englobait elle-même. Cela permettait également de l’accompagner dans un travail symbolique, dans son rapport à la séparation et à la coupure. Elle pouvait alors mettre dans sa bouche, sortir, regarder, remettre, sortir à nouveau, tourner dans tous les sens, sentir puis déposer dans le récipient ou manger. Cette activité pouvait durer longtemps, mais nous observions que lorsque nous tentions de lui ôter l’un des deux récipients ou les deux pour l’aider à arrêter, celle-ci mettait rapidement dans sa bouche ce qui y restait comme une gloutonne se remplissant comme pour nous signifier qu’elle n’arrivait pas à gérer cela, à stopper, et que la coupure était insupportable.

Ainsi, l’équipe a envisagé de couper en plusieurs morceaux les aliments dans son assiette pour amener du pluriel, rendant ainsi plus facile l’approche de l’arrêt. Par le biais de ces morceaux, nous pouvions aussi en ajouter dès qu’elle en enlevait. D’elle-même, elle pouvait en laisser deux si elle souhaitait ne pas finir son assiette. Elle arrivait ainsi à aller et venir de son assiette au bol, du bol à l’assiette ou du bol à sa bouche.

Dans ce travail minutieux, périlleux et fragile, Perle a soudainement fait la trouvaille de poser sur sa tête une serviette de table, comme pour se cacher ou s’extraire du regard de l’Autre ou peut-être pour se protéger d’un éventuel envahissement de la pulsion. Elle balançait alors sa tête de gauche à droite, pour enfin porter la nourriture à sa bouche. Nous constations que les repas s’apaisaient autour de l’objet oral et devenaient plus acceptables et moins dangereux pour elle.

Conséquence de ce voile posé sur sa tête, l’utilisation du bol ne lui convenait plus ; elle s’est mise à créer des mouvements de va-et-vient réguliers, approchant et repoussant son assiette avant de mettre une première bouchée. Dans ce rythme de battement régulier qui finissait par se réguler et s’estomper, elle semblait être prête à ingurgiter son alimentation. Dans cette répétition près-loin/près-loin, il devenait possible pour elle de démarrer avec moins d’appréhension et de manger sans danger.

Au fil du temps ponctué par des avancées et par des régressions, nous prenions conscience de l’énorme enjeu et du travail fourni par cette enfant. Perle jouait à nouveau avec ses aliments, qu’elle mettait en bouillie, se salissant, les prenant de sa bouche pour les éjecter, crachant au sol comme pour les séparer d’elle. Il a été difficile à ce moment-là pour l’équipe d’accepter cette régression, pouvant être pourtant une étape normale du cheminement de l’enfant ; en quelque sorte : régresser pour mieux rebondir. En réunion clinique avec le psychologue de la structure, nous réfléchissions à notre accompagnement et à nos interventions menées jusque-là. Attendre trop de la part de Perle, projeter sur elle nos attentes risquait, dans ce rythme soutenu, de faire voler en éclat sa fragile construction.

Grâce à notre prise de recul, Perle a en effet commencé à investir l’adulte pour l’associer à son élaboration. Elle n’avait plus besoin de la serviette (ou très rarement) mais demandait à une éducatrice (toujours la même) de l’envelopper en la tenant par les épaules pour aller s’asseoir à table ou bien pour manger. Là, elle exigeait de la part de la personne désignée de s’asseoir au plus près, c’est-à-dire de coller sa chaise à côté de la sienne, sa cuisse contre celle de l’éducatrice, pour créer de la continuité. Il arrivait parfois que l’éducatrice l’enveloppe pour l’aider à débuter son repas, puis Perle arrivait à se dégager d’elle-même et être sur sa chaise, complètement décollée. Si la nourriture pouvait être d’avantage représentée et traitée selon nos codes de bienséance, Perle recherchait à présent un collage physique massif avec l’adulte.

Bien que manger restait compliqué et encore fragile, nous continuions avec elle à aménager des solutions, des bricolages : ne pas mettre trop de plats en même temps sur la table, éviter d’inviter des enfants plus turbulents, trop bruyants, qui auraient pu parasiter la relation établie, à cet instant où tout pouvait dégringoler et revenir à l’état initial.

Nous constations à présent un déplacement du faire Un avec la bouillie, la nourriture, au faire Un avec l’adulte. Dans cette nouvelle étape, dans cette exclusivité demandée mais nécessaire, voire vitale pour Perle, un travail de séparation se mettait en œuvre. Nous étions parfois démunis lorsque nous la voyions s’effondrer et se laisser couler de sa chaise au moindre mouvement de l’éducatrice qui se détachait d’elle. Nous étions conscients que cette exclusivité était prégnante et parfois aliénante pour l’éducatrice, mais nous savions toute l’importance de cet accompagnement, de cette relation.

Petit à petit, nous avons introduit de la séparation, de la distance, en décalant un peu, puis de plus en plus, la chaise de l’éducatrice de celle de Perle. En contrepartie et afin d’apaiser ce vide créé, l’éducatrice lui offrait son bras posé sur la table qu’elle touchait, laissait, puis retouchait comme pour vérifier sa présence.

Nous constations à cette période que Perle semblait être beaucoup moins empêtrée avec l’objet oral et que le travail de séparation opérait moins du côté de l’objet aliment. Il se jouait à présent entre elle et l’Autre. L’équipe s’est alors mobilisée autour d’elle, que nous sentions prête à accepter un autre intervenant. L’éducatrice référente a aussi su ouvrir cette relation individuelle, ce qui a favorisé et apaisé le changement pour Perle. Là aussi nous passions du singulier au pluriel.

Aujourd’hui, Perle peut manifester un certain plaisir à manger, sans dangerosité ou menace. Nous restons tout de même attentifs à veiller à ce que cette oralité continue à s’inscrire dans un rapport humain.

Pour conclure. Nous avons tenté de montrer la structure de cette enfant à partir d’un angle limité de travail : l’oralité. L’accompagnement sur mesure n’a pas été toujours simple car il fallait en parallèle accompagner les autres enfants du groupe, également très perturbés. Mais grâce à son savoir-faire particulier avec la pulsion, à notre réflexion et à nos réglages, nous avons pu conduire avec elle une élaboration capable d’apaiser l’objet oral. Nous constatons aujourd’hui un calme certain autour des repas. Elle est extraordinaire et surprenante encore, comme lorsqu’elle nous montre qu’elle a faim en allant ouvrir le placard et prendre une assiette qu’elle pose à table. Nous devons encore l’interpeller et aller la chercher pour venir s’installer, mais elle peut, à présent, se poser, rester assise seule et à distance, voire même utiliser parfois sa fourchette.

Ces détails cliniques mettent en évidence dans un premier temps les effets de ravage de la pulsion orale sur Perle puis le cheminement de l’objet par un travail de capitonnage de la pulsion laissant un peu plus de place au sujet. Un moment décisif dans la prise en charge de Perle nous a donné à réfléchir sur la question de la pulsion de vie et la pulsion de mort à l’œuvre dans le savoir-vivre. En effet, peu de temps après son arrivée, elle a dû être hospitalisée car elle refusait de s’alimenter et son état devenait très inquiétant. Ce refus massif de la nourriture semblait être la seule solution viable pour elle, face à cette pointe extrême de dangerosité de manger.

L’accompagnement de ces enfants comporte des moments difficiles à gérer. Mais c’est avant tout parier sur le sujet. Il nous semble que ce point fondamental de notre action permet, dans la psychose et l’autisme, de mettre au travail la pulsion de mort présente chez ces sujets, et d’y introduire la vie.

F. Sintes