ATTACHER, DÉTACHER – Par Rachid El Ghaouti

ATTACHER, DÉTACHER

Par Rachid El Ghaouti, moniteur éducateur (ADIR).

Texte présenté lors de la 6e Journée de l’ADIR. Les prénoms des enfants ont été modifiés pour préserver leur anonymat.

Lorsque nous écrivons ce texte, Boris est depuis un an à l’IME. Cet enfant demande énormément d’attention, de présence de la part de l’adulte. Dès que l’on n’est plus en échange avec lui, il peut entrer dans des crises incontrôlables.

Un fort-da en souffrance

Pendant les premiers mois, il claquait beaucoup les portes. Grâce à un travail d’équipe valorisant, cela commence à s’estomper. Il accepte qu’on lui dise « non » à condition qu’on lui aménage clairement une possibilité d’avoir l’objet plus tard.

Boris, avec quelques autres, joue très régulièrement avec une balle de tennis. Détaillons : la balle de tennis est d’abord demandée, puis elle est perdue, coincée dans les arbres. C’est un objet à tout faire : peut-être fait-elle semblant de perte ? Il demande la balle à l’éducateur, puis il va jouer avec ses camarades dans les espaces de l’IME. Boris joue rarement avec l’adulte, il préfère la présence de ses camarades. Traite-t-il la présence de l’autre avec la balle ? En effet, il n’accepte pas l’adulte, mais uniquement le semblable. En fin de compte, la balle n’est pas vraiment perdue, elle est dans un cercle fermé. Ce cercle permet au sujet de se laisser une possibilité de combler un vide et de créer un lien. La balle n’existe pas, mais elle est partout. Elle apparaît et disparaît, dans un court laps de temps. Ce qui représente à mon avis une forme d’existence à travers l’autre : avec et sans l’autre. Boris a besoin d’une présence et d’une attention particulières.

Les temps d’échange avec l’adulte sont courts mais riches. Boris va parler brièvement d’un sujet, par exemple « son apparence », par contre Il n’arrive pas à associer plusieurs phrases, d’où ses grandes difficultés de communication. Il souffre de ce handicap qui le freine dans l’ouverture à l’autre, et surtout lorsqu’il veut exprimer une demande. Face à cette difficulté d’échange, il se met en crise et extériorise sa douleur de dévalorisation et sa frustration en tapant ardemment sur les portes.

De l’en-trop du corps au regard comme objet

Boris s’attache et se détache facilement ; il considère les petits autres comme des bons et mauvais objets, en les insultant ou en les « déchirant ». À la différence du travail du deuil que peut faire le névrosé, il fait l’épreuve de laissé-tomber radicaux. Il peut dire pourtant « Il me manque » et avoir le sentiment d’être laissé tomber.

Il est le premier à m’accueillir tous les matins. C’est lui qui m’a choisi. Quand il faisait des grosses crises, je me tenais en retrait. Il a demandé, avec son corps, que je l’apaise. Ce que je fais en le prenant dans mes bras. Je mets la distance, mais je me rends compte qu’il a des lunettes, comme moi. Il me montre ses lunettes, encore sales. Je lui montre comment opérer avec le tissu et les lunettes. Il garde le doigt sur le verre, le mouvement circulaire permet de faire « un seul corps ». Je passe d’un verre à l’autre sans vide. On s’entraine plusieurs fois à répéter cette technique.

De la dépendance

J’ai pris ce repère chez Lacan : « Demandez-vous ce que représente l’appel dans le champ de la parole. Eh bien, c’est la possibilité du refus. Je dis la possibilité. L’appel n’implique pas le refus, il n’implique aucune dichotomie, aucune bipartition. Mais vous pouvez constater que c’est au moment où se produit l’appel que s’établissent chez le sujet des relations de dépendance. »[1]

Boris sait se rendre serviable. Le temps du repas, codifié, réglé, est un temps ou il se met particulièrement au service de l’autre et propose son aide. Il ne dit pas souvent non, ne se sent pas humilié de rendre service, il aime faire plaisir. Mais il ne peut pas rester tout le long du repas. Il doit sortir et revenir. Alors que la parole de l’autre peut l’engager à faire l’épreuve d’un « être seul insoutenable », il ne semble pas qu’il ait affaire à un « autre méchant ». Il a ce qu’on peut appeler une « difficulté attentionnelle ». Il ne peut soutenir une place longtemps et en même temps, il a besoin d’être tenu par un autre. Lorsqu’on le laisse seul, il est très angoissé, agité. Face à l’autre « en miroir », il explose. Dans ces cas, je me mets entre lui et les autres enfants, et je lui demande de ne regarder que moi. La séparation est insupportable. Tout ce qui peut faire qu’il manque est insupportable.

Le rapport au cadre

Boris peut devenir soudainement, grossier et irrespectueux du cadre. Pourtant, en classe, il ne claque pas les portes. Il vise habituellement trois portes en particulier. Peut-être est-ce parce que ce sont les trois portes que l’adulte ne parvient pas à fermer. Il ne contrôle pas sa force, il est toujours au maximum et lui demander de se maîtriser est difficile. Il s’intéresse mais se désintéresse très vite des activités proposées par l’équipe éducative. Il doit obtenir ce qu’il veut tout de suite. Il faut toujours négocier. En classe, il a un comportement adapté. La dynamique d’apprentissage instaurée par l’enseignant le sécurise. Il a besoin d’un autre réglé, sans surprise, immuable.

L’impossible de la demande

Boris ne supporte pas qu’on lui demande quelque chose d’une façon directe. Il faut d’abord détourner la demande afin de revenir sur la demande initiale. Il passe d’un objet à un autre. En crise, il détruit l’objet où insulte l’éducateur.

L’image du corps

Boris a des capacités que l’équipe éducative l’aide à exprimer, via les activités proposées. Le travail mis en place s’oriente en premier lieu sur la valorisation qui peut parfois passer par la responsabilisation. Il est fier de son apparence. Il doit être impeccable. Il me montre son beau T-shirt où ses belles chaussures. Il ne montre pas de signes de colère ou de frustration s’il abîme ses affaires.

L’émergence d’une demande possible

Boris fait des demandes à d’autres éducateurs. Parfois il parvient à faire un pas de côté pour calmer ses crises. Il me voit comme un monstre, et peut dire « Je ne t’aime pas ». Il met de la distance. Ça doit faire du trop-plein. Nous prenons parfois un ton comique, ainsi il entre dans l’échange et passe à autre chose. Il a des difficultés à se concentrer et passe de « 0 à 10 » en un clin d’œil, les émotions le débordent. En sortie, l’équipe éducative le valorise et lui porte une attention particulière. Dès que l’adulte détourne le regard, il exprime sa colère d’une façon virulente.

À l’aide de ses pratiques un travail de relocalisation de la jouissance sur le corps s’amorce. Pour répondre à notre thème disons que Boris semble appareillé au regard de l’autre et au plan imaginaire. Un pont est lancé quand il saisit une marque sur mon corps : « Comme lui, je porte des lunettes. ».

R. El Ghaouti

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Seuil, 1975, p 99