ROMAIN ET L’OBJET VOIX – Par Ianis Guentcheff

ROMAIN ET L’OBJET VOIX

Par Ianis Guentcheff, psychologue clinicien (ADIR).

Texte présenté lors de la 7e Journée de l’ADIR. Les prénoms des enfants ont été modifiés pour préserver leur anonymat. Retrouvez cette présentation et sa discussion en vidéo en cliquant ici.

Voilà deux années que nous recevons Romain, 13 ans, à La Majourane. Romain est un jeune garçon qui manifeste une activité incessante de questionnement. Cette profusion idéique, qui semble s’imposer à Romain de manière contraignante, focalise son intérêt et entrave largement sa disponibilité aux propositions qui lui sont faites. Ainsi, l’inscription dans les apprentissages est compliquée par ce questionnement sans bord, sans point d’arrêt. Romain en témoigne et dit régulièrement : «J’ai des difficultés». Ces difficultés touchent à la pensée, au rapport à l’Autre, ainsi qu’au corps.

Les phénomènes élémentaires

Romain est traversé dans son corps par différents phénomènes élémentaires, c’est-à-dire par des signes et symptômes psychiatriques. Il entend parfois dans sa tête des «fantômes» qui sont un début d’élaboration imaginaire des bruits hors-sens qui l’envahissent. De même, les bruits des autres enfants lui sont insupportables, il peut à ces occasions dire : «il fait du bruit, je veux qu’il arrête», puis se mettre lui-même à crier et manifester son profond désarroi. Ces bruits ne font que redoubler le caractère halluciné de ces sonorisations. Il peut être tout aussi bien dérangé par le bruit que par le silence assourdissant de l’Autre. Il est extrêmement difficile alors de le dégager de cet envahissement pour la raison que nos propres dires lui sont pareillement insupportables.

À son arrivée, Romain témoignait du morcellement de son corps. L’équipe éducative a pu relever à maintes reprises comme le souffle du vent détruisait son corps, comment le fait de toucher son avant bras impliquait que ce dernier «tombe par terre» ou encore qu’une caresse dans les cheveux pouvait impliquer «que la main entre dans la tête». Ce corps qui tombe en pièces indexait l’impossibilité pour Romain de fonder une position d’énonciation, c’est-à-dire de s’identifier au pronom «je». Parce que Romain ne peut fonder l’idée qu’il a un corps Un, corollaire et support imaginaire de l’unité de son être, ses assertions ou questionnements ne relèvent pas de la demande ou de la plainte, mais font signe d’un point radical d’énigme. Romain peut dire par exemple, semblant parler d’un autre : «Je vais encore m’énerver». L’équipe a donc considéré ce type de phrase, non pas comme une menace, ou encore comme une tentative de recours à l’autre, mais au contraire comme une alerte, le signe d’un envahissement imminent par une jouissance débridée. En effet, lorsqu’il dit : «pourquoi tu me fais du mal ?», il ne s’agit pas d’une persécution franche. Il n’a pas la certitude qu’un autre, bien localisé, veut lui nuire, mais il a le sentiment diffus que tous les autres peuvent être mauvais et non fiables. Il répète à qui l’entend : «Pourquoi tu me protège pas ?».

Ainsi, il est difficile de repérer le type classique de l’hallucination verbale chez Romain. Le phénomène semble davantage se rapprocher de l’intuition délirante, qui ne prend pas forme uniquement dans la pensée, mais qui intervient à partir d’un envahissement dans le corps. Cela n’est pas dire que le phénomène est sensoriel, du type perception fausse, mais qu’au contraire une vérité corporéisée lui fait signe. En effet, lorsqu’après qu’un dire ait provoqué la colère Romain, il peut crier : «Maintenant je vais pas pouvoir manger». Il démontre ainsi qu’à la désorganisation de son monde, correspond l’effondrement de la pulsion orale sur elle-même et l’envahissement d’une jouissance sans reste qui fait retour sur un corps clos, c’est-à-dire non troué par la pulsion.

En d’autres circonstances, Romain peut passer à table et casser son assiette, jeter ses couverts. Ne serait-ce pas là, un équivalent dans le comportement, en acte, du vécu hallucinatoire qui l’envahi ? Le signifiant échoue à mortifier, à irréaliser la Chose. Cette désorganisation insupportable serait alors portée sur l’objet, dans le réel, comme destruction. Si dans la schizophrénie, comme l’indique JAM, «le mot, c’est la chose», alors l’objet peut devenir support grimaçant et réel de la jouissance mauvaise. Sans trop chercher à expliquer, nous pourrions avancer que la destruction de l’assiette, du verre et des couverts, est la réplique de l’effondrement de l’organisation pulsionnelle elle-même.

Comment cerner un peu mieux cette «désorganisation» à partir de ce que Romain présente ?

Le principe de la coupure

Lorsqu’il est arrivé à la Majourane, Romain était très intéressé par des jouets, peluches ou figurines, qui représentent des personnages qu’il a repéré dans des dessins animés. Son intérêt pour ces personnages implique qu’il souhaite les obtenir, y insistant beaucoup. Aujourd’hui encore, dans l’institution comme à domicile, il s’intéresse à certains dessins animés, qu’il peut visionner en boucle. Ces personnages vont être successivement l’objet de traitements divers.

Au début de sa prise en charge, Romain s’orientait vers ces objets manufacturés avec l’idée obsédante, condition nécessaire et impérative, que ces derniers ne soient marqués d’aucun traits, ligne de collage ou points de couture. Or, ces objets de consommation portent toujours la marque d’une ouverture, la trace de leur arrachement à la main qui les a fait. Ces objets prélevés dans le monde, qui semblent parfois supporter l’être de Romain qui s’y identifie, plongent, lorsque se dévoile leur imperfection, Romain dans une profonde détresse. Il adresse alors à l’autre en présence un «pourquoi ?» sanglotant, qui dévoile que cette particularité de l’objet porte pour lui une énigme fondamentale. Romain semble vivre alors quelque chose de bien plus radical qu’une expérience de déception. Il n’est d’ailleurs pas rare qu’une telle situation engage Romain à se mordre les poignets, marqués des traits des nombreuses attaques précédentes. En d’autres termes, l’imperfection ne symbolise pas le manque de l’Autre et son corollaire de frustration névrotique, mais fait signe d’un trou radical, de l’absence de représentation du manque. Lacan indique dans le séminaire III que dans tel cas de figure : «il s’agit de concevoir, non pas d’imaginer, ce qui se passe pour un sujet quand la question lui vient de là où il n’y a pas de signifiant, quand c’est le trou, le manque qui se fait sentir comme tel.[1]»

Romain témoigne de l’insupportable de sa propre division, c’est-à-dire l’insupportable qu’à être un «être parlant» il n’est jamais égal à lui-même, complet et parfait, en indiquant par exemple : «Pourquoi je suis pas normal ? Sage, ça c’est le parfait.» C’est alors qu’il peut, moins souvent aujourd’hui, opérer cette coupure dans le réel de sa chair. Ce bout de chair, Romain semble l’offrir à l’Autre, à son regard et à sa satisfaction. Les éducateurs de la Majourane, chacun avec son style, trouvent donc toujours à incarner le moins possible cet Autre vorace. Ils ont repéré qu’à se désintéresser de ce risque de morsure, à détourner leur regard, à lui dire qu’ils ne savent pas faire avec ça, ou encore à répondre à sa phrase «je vais me mordre», par un «oui, en effet, tu peux te mordre», Romain pouvait se détourner sur le champ de cette violente automutilation.

Le trou de l’Autre

Romain peut passer beaucoup de temps devant les miroirs pour imiter les autres, en particulier sa mère. Ces imitations sont directement branchées sur la zone orale qui, en l’absence d’objet, se fait elle-même amboceptrice du lien entre le sujet et l’Autre, surface de branchement sans médiation (il pose d’ailleurs très souvent sa bouche sur le corps des intervenants). Lorsque son interlocuteur passe la langue sur ses lèvres, Romain dit : «c’est la bouche d’untel». Ce n’est pas «comme», la chose est là, présente. Le signifiant n’a pas relayé la chose à l’arrière-plan.

Il passe également beaucoup de temps à faire certaines mimiques avec la bouche et à dire : «c’est les dents, la bouche de ma mère». Toutefois, même lorsqu’il se regarde sourire, cela reste, pour lui, la bouche de la mère. Ainsi, Romain ne prélève pas un objet, un trait sur l’Autre pour se faire représenter par lui (un trait de ressemblance), l’objet reste au champ de l’Autre, il témoigne d’une continuité, d’un lien transitiviste entre lui et l’Autre.

Romain se voue à l’Autre en tant qu’il est saisi par la certitude d’être l’objet qui a vocation à le combler. Il fait des demandes régulières, qui deviennent pour lui très inquiétantes dès lors qu’on les traite comme l’expression de désirs, ce dont l’équipe éducative se garde bien. Bien qu’il puisse parler, ce jeune sujet ne peut prendre la parole en son nom et semble traversé, agi, par la parole de l’Autre, rivé au pied de sa lettre, sans la possibilité de l’infléchir, c’est-à-dire de l’interpréter. Lorsqu’il me rencontre, par exemple, depuis quelques temps déjà, il me dit : «pourquoi tu me reçois pas, pourquoi tu me fais du mal ?». Après tout, c’est ce qu’un psy doit faire, recevoir les enfants. Ma simple présence l’implique donc, à cette place. De même, lorsqu’il croise une adolescente dans la rue, il se met en colère et dit : «Pourquoi elle se marie pas avec moi ?». etc. Loin d’exprimer un simple désir, ce dernier lui revient sur le versant de la certitude, comme impératif. Y a-t-il, dans ces moments-là, sonorisation hallucinatoire d’un commandement ? Romain n’en dit rien.

Pour résumer ce point, je dirais que le manque nécessaire à la reconnaissance d’espaces séparés entre les corps et les pensées des uns et des autres est un vide radical, impensable dans la psychose. En l’absence de cette représentation, l’objet peut devenir persécuteur et ravaler le sujet à la position d’objet de la jouissance énigmatique de l’Autre. Le sujet, sans possibilité d’échapper à cette assignation, trouve son être dans la satisfaction d’énoncés de l’Autre, auxquels il se voue et dans la réalisation desquels, il disparait comme sujet. Ainsi, la psychose est la structure dans laquelle aucun signifiant ne fait coupure entre le sujet et l’Autre et où le sujet ne peut soutenir une position d’énonciation. Il est parlé par l’Autre. Ainsi que l’indique Bruno De Halleux : «L’enfant devient l’“objet” de l’Autre et n’a plus de fonction que de révéler la vérité de cet objet.[2]» Les mots, parce qu’ils séparent, parce qu’ils sont les opérateurs nécessaires à la reconnaissance de l’existence séparé du sujet, deviennent, sur leur versant réel, objets persécuteurs.

Romain peut ainsi se plaindre de ce qu’il « perd les mots », également de ce que certains mots (souvent associés à une fonction de coupure) lui sont insupportables, ou encore de ce qu’on lui « coupe la parole » au sens le plus concret de couper une chaine qui doit, pour romain, faire lien sans discontinuité. L’équipe éducative a su, face à la souffrance de Romain, trouver des solutions d’apaisement. Alors que par exemple, l’usage de certains mots tels que « chut!, silence, attends, etc. » étaient interdits par Romain, la réponse : « Oui, tu ne supporte pas ce mot mais là c’est moi qui le dit, c’est mon mot », permet un apaisement rapide.

Dans les moments où il est le plus débordé, aux morsures, plus rares aujourd’hui qu’hier, s’adjoint un cri puissant. Romain crie, non pas pour appeler, non pas non plus pour dévider la pulsion. Romain donne alors l’impression de chercher à extraire de force la voix comme telle, comme objet. Il se blesse alors la trachée en faisant un son roque pour obtenir une extraction concrète et réelle de la voix. Autrement dit, pour Romain, les mots fonds mal et possèdent une matérialité inquiétante. C’est donc des mots, dans leur concrétude, dont il tente de se défendre. Selon JAM, le schizophrène : «ne se défend pas du réel par le langage, parce que pour lui le symbolique est réel». Ce cri est un équivalant de la morsure. Dans les deux cas, tentative est faite d’extraire l’objet dans le réel et le corps s’en trouve blessé. Parce que, comme d’indique JAM : «Le schizophrène n’a pas d’autre Autre que la langue», l’attaque est portée sur le corps même de la langue, sur sa face réelle qui blesse Romain. Ainsi, la désorganisation dont je faisais état plus haut, semble systématiquement avoir un lien avec la notion de coupure signifiante.

Mais Romain, astucieux et curieux, bricole également d’autres solutions à partir d’inventions qui portent directement sur la langue.

Le dictionnaire de Romain

Romain traite la langue en lui imposant ses propres règles. Il s’exprime bien, possède un champ lexical important, mais trouve son plaisir dans un usage privé de la langue.

Il invente des mots. Ces mots de son invention semblent moins dangereux, moins douloureux et permettre un certain lestage de la chaine signifiante. Non seulement il invente des mots, mais encore il leur donne une définition. Ces mots sont stables, il en a la mémoire, de même que leurs définitions restent inchangées. Il peut également faire se renvoyer certains mots néologiques les uns aux autres, constituants ainsi tout un réseau signifiant. Ils peuvent avoir plusieurs sens, deux mots pouvant parfaitement avoir la même définition (Ex : «CHAFEFIAL, ça veut dire QUELOFA»). Ils sont empreint d’un narcissisme important, c’est-à-dire qu’il parlent toujours de Romain (Ex : «DOULIA, c’est quand on m’embête. C’est aussi quand on sais pas quoi dire, qu’on perd les mot et qu’on est méchant»). Il semble également que le détour par l’autre qui écrit ses mots, participe de leur traitement, de leur mortification.

Il écrit donc, avec plusieurs d’entre nous, au sein de la Majourane, ces mots qu’il invente. Dans les moments de crise, le travail sur ces mots semble l’apaiser. Depuis plusieurs semaines, Romain vient dans mon bureau pour écrire un dictionnaire. Il invente donc des mots que j’ajoute au dictionnaire, puis demande à les imprimer. Il me faudra ensuite les apporter à l’instituteur, en les portant sur mon corps, contre mon ventre. En classe, il pourra éditer un objet dictionnaire. L’endroit où il range son dictionnaire est important, mais un éducateur m’a fait remarquer que la circulation de cet objet semble compter davantage encore. Depuis quelques temps, ce qui compte pour Romain, c’est que certains mots soient «à côtés» les uns des autres.

Récemment, un nouveau type mots est apparu. Il s’agit de la condensation du prénom d’un intervenant et d’un autre, ou d’un animal. Le nouage par la lettre de ces deux signifiants hors-sens que sont les prénoms lui plaisent beaucoup.

Le point commun entre tous ces dispositifs est la soudure qu’ils opèrent entre les mots, dans leur matérialité (avec le collage sur mon ventre par exemple pendant les déplacements). Cette soudure garantie Romain contre les expériences de perplexités que la langue lui inflige. Romain nous enseigne à partir de ces difficultés comme de ses solutions et semble démontrer l’énoncé de JAM : «quand la relation du signifiant au signifiant est interrompue, quand il y a chaîne brisée, phrase interrompue, le symbole rejoint le réel.»

Romain a donc un usage ironique de la langue, pour lui trop réelle. Il la travaille de deux façons, à chaque fois au plan concret de sa matérialité. D’abord il fait déconsister son caractère intrusif et blessant, il la désamorce en s’en moquant, en la ridiculisant (Ex : E.S. «Embetage spécialisé»). Ensuite, il lui donne une consistance nouvelle, une soudure réelle, holophrasique, sur laquelle il peut compter. Son dictionnaire est certes un système de significations privées (une lalangue), mais il est parfaitement opérant. Ainsi, ce que Romain démontre c’est que l’ensemble des manifestations de jouissance qui l’envahissent ont affaire avec l’énigme qui se loge pour lui au cœur de l’organisation signifiante.

Cette tentative de se jouer d’un Autre qui n’existe pas, qui ne peut garantir son être, lui donner une place et une consistance symbolique, Romain l’avait débuté avant son dictionnaire. Là encore, dans plusieurs ateliers, il demandait à ce que lui soit lue l’histoire du Roi lion, avec une inversion systématique des prénoms des personnages. Alors que la ressemblance trait pour trait de Simba une fois grand et de son père Mufassa le laissait perplexe, l’inversion des noms par pairs lui procurait du plaisir. Alors qu’il ne pouvait pas penser la différence des générations, cette tentative de brouillage a semblé un temps l’apaiser en opérant, encore, une soudure sur la différence des générations dont l’ordre symbolique lui est étranger. Aujourd’hui, c’est la différence des sexes qui porte l’énigme qui le fait souffrir.

Il reste donc du travail à Romain, mais il sait que les équipes de la Majourane et de l’internat l’accompagneront dans sa trajectoire singulière.

I. Guentcheff

[1] Lacan J., le Séminaire, livre III, Les psychoses, Seuil, 1981, p. 228.

[2] De Halleux B., « Psychose infantile et éthique psychanalytique », Courtil en ligne.