« TU ME COUPES LA PAROLE » – Par Marina Jacomen

« TU ME COUPES LA PAROLE »

Par Marina Jacomen, éducatrice spécialisée.

Texte présenté lors de la 6e Journée de l’ADIR. Les prénoms des enfants ont été modifiés pour préserver leur anonymat.

Au début de ce projet, j’avais imaginé un lieu à part, consacré à la magie des contes. Pendant quelques semaines, j’ai raconté des histoires, quelques fois j’ai sans que personne ne m’écoute.

Éloignés, les enfants ne supportaient même pas ma proximité. Pourtant, la lecture était un temps de détente et ils semblaient juste attachés au son de ma voix. Être là mais pas trop, a permis à certains enfants d’entrer dans ce lieu et de m’inclure dans leurs parcours. Je vais parler d’Alan, qui me demande de visionner le film de Walt Disney Les 101 dalmatiens et de lui lire l’histoire du film.

Les doubles

L’enfant névrosé consent à la mise en ordre de son monde psychique à partir du registre symbolique. Comme Freud l’indique : « L’opposé du jeu n’est pas le sérieux, mais […] la réalité. L’enfant distingue très bien son monde ludique, en dépit de tout son investissement affectif, de la réalité. » Lors du stade du miroir, l’enfant névrosé se voit et peut faire la distinction entre lui et l’autre. Pour l’enfant psychotique, c’est un double de lui-même qu’il voit, un autre lui-même. On peut penser que Les 101 Dalmatiens aborde la question du double, ce qui fascine Alan.

Bien qu’Alan soit dans le langage, il n’est pas représenté par un signifiant. Alan est tout seul avec ses objets et la seule chose rassurante devant ce trou, ce vide de sens, c’est la répétition. On pourrait penser que visionner le film est une forme de jeu, de plaisir. Mais non !  C’est une solution urgente qui le protège.

Les objets, comme les pensées propres, ne sont pas aisément localisés, bordés. Ainsi, lorsque Alan vient me voir pour me demander de visionner un film, c’est du sérieux. Alan s’appareille au film à défaut d’avoir extrait l’objet, d’avoir un corps représenté par un signifiant. La jouissance est en libre circulation. Il est donc le film où se joue, dans le réel, l’issue toujours renouvelée de son drame intime.

Le corps mis à l’épreuve

Alan a une dizaine d’années. Il a été placé en famille d’accueil tout jeune. Longtemps, il s’est pris pour un chien. Il garde d’ailleurs une compétence et un intérêt pour les noms de races de chiens.

Alan récupère les phrases des adultes, hurle, pleure, se frappe le visage et dit qu’il veut rentrer chez « sa tata », « parler au juge », faire « une réunion » avec le directeur de l’établissement, etc. Il crie jusqu’à presque s’en briser les cordes vocales. Il se mord aux poignets.

Ainsi, le corps est mis à l’épreuve, comme s’il fallait laisser une trace de ce qui est in-traçable. Délocalisée, la jouissance fait retour sur Alan, qui se demande avec angoisse ce que l’autre lui veut. Il monopolise la parole, me laisse peu de place pour parler et je lui parle, il me dit : « Tu me coupes la parole ; ça va recommencer. » Et il hurle. La parole est comme un réel dangereux, quelque chose qui blesse sur le bras : « Ça parle, ça coupe. »

Il y a nécessité d’en passer par la morsure. Tout fonctionne comme si la parole était un organe réel du corps, un organe dont la section puisse faire mal. Les mots sont des maux. Il y a là la manifestation d’un « trop de vie » qui n’est pas symbolisé. Alan semble traiter cet en-trop en demandant à l’adulte une nomination : « C’est quoi ça ? » Cette demande se répète d’heure en heure, toujours insatisfaite.

Les objets, le langage

Les objets ont une grande importance, il faut qu’il les tienne. Ils font partie intégrante de lui-même. Il les regarde, les manipule tout en regardant le film. Il vient avec des objets différents, soit une peluche chien, soit une petite voiture, soit les figurines Peppa Pig, qu’il nomme « mari et femme » et dont il dit : « On peut pas les séparer. » Lorsqu’il peut changer d’objets il semble aller mieux mais dès qu’il ramène le même objet tous les jours, les déplacements sont compliqués. Quand ce n’est plus possible, Alan régule ce trop de jouissance en dormant par phases. Il se couche et semble, en une seconde, « faire le mort ».

Lorsqu’il regarde son film. Il a une peluche dans les bras comme s’il tenait un bébé. Il tapote ses fesses, il la caresse… De temps en temps il touche les orifices du corps. Il parle du film et me questionne sur les petits de Perdita, me demande qui s’occupe des chiens abandonnés. Il peut dire que la SPA : « C’est comme la tata des chiens. »

Le langage est quelques fois délirant et s’accompagne de gestes saccadés, de mimiques faciales imitant le chien. Il émet des rots, des bruits de bouche. L’organisation du langage montre une certaine incohérence mais il a besoin de me parler. C’est lui qui décide.

Branchement précaire

Je fais l’hypothèse qu’Alan se livre dans l’imaginaire à une pantomime qui supplée à l’ordre symbolique défaillant et qui fait pont entre le monde animal (réglé par l’instinct) et le monde humain qui nécessite l’acceptation d’une perte, ne serait-ce qu’au titre du don de parole.

Alan visionne son film, quand il n’y a pas trop de bruit, pas trop d’enfants qui le dérangent, quand il ressent que je suis disposée à accepter. Il s’accroche à mon corps. Il tapote mon bras, parle de mes muscles qui sont des « blanc de poulets ou bien guimauve ».

Ma position accueillante, mon investissement dans cet atelier sans savoir sur l’usage que l’enfant en fera, a permis à Alan de se brancher sur moi. Ce branchement précaire, lui a permis de se décoller légèrement de son premier appareil qu’est le film.

Le dessin

J’ai essayé d’introduire quelque chose d’autre que le film. Je lui dis : « Alors tu veux faire quoi avant, un dessin, jouer avec des objets ou un puzzle ? » Alan répond: : « Avant le film, je vais faire une maison comme Peppa Pig, avec le garage, les fenêtres et tout. » Il dit : « T’es contente je t’ai fait un cadeau » ; je réponds : « Super. » Il dit alors : « Je suis généreux mais pas trop. »

Alan fait ainsi l’épreuve qu’il peut contrôler ma présence. Je demande, il donne, je me tiens à carreau, les comptes sont justes. Le circuit de l’échange ne prend pas, mais Alan semble tout de même y travailler. Il peut passer d’un mode de jouissance à un « autre » un peu plus construit. Puis, le conte prend une certaine réalité ; les chiens existent au travers de jeux de rôles.

Les marionnettes

Du fait des demandes que je formule, des dons que je réclame, il m’introduit dans son circuit. Les champs de jouissance se complexifient, pour un temps, toujours à rejouer. Par exemple, je m’assois près de lui et, comme il a l’ordinateur, je parle à sa peluche. Il dit : « On va se marier. » Je lui réponds : « C’est pour de faux. » Pas de réponse de sa part.

Je demande : « Comment on fait ? » Il va chercher une autre peluche chien qui se trouve dans la ludothèque. Je demande : « Qui va nous marier ? » Il prend une autre peluche et dit : « Ça c’est le curé ! maintenant on fait des bébés. » Je lui réponds : « Comment fait-on pour faire des bébés ? » Pas de réponse. Soudain, la porte s’ouvre ; une collègue entre. Alan dit : « On va divorcer ». Je sens que le ton monte ; il veut mordre l’autre chien. Je prends un chien et le pose sur le rebord de la fenêtre. Il dit : « Non ! Je veux plus les voir, ils sont méchants. » Peu après, il va les chercher et dit : « Il est mort, un cancer, il tue les chiens, respiration artificielle, ils sont brisés au cœur. »

Le branchement sur le corps de l’autre est précaire. De tenir par son regard, dans la ludothèque détache du film, mais dès que le regard se détourne, c’est la catastrophe. L’autre, dans sa volonté se fait trop présent, il échappe et le désir de fusion fait retour, nécessitant une tentative de négativation : il se mord.

Pour conclure

Alan est un enfant en pleine évolution, il montre au fil des semaines des changements. Dans tous les cas c’est un enfant au travail et il me montre comment il se débrouille, aux prises avec son réel.

M. Jacomen